samedi 18 juin 2011

Gautier : De l'utilité

Il y a deux sortes d’utilité, et le sens de ce vocable n’est jamais que relatif. Ce qui est utile pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Vous êtes savetier, je suis poète. – Il est utile pour moi que mon premier vers rime avec mon second. – Un dictionnaire de rimes m’est d’une grande utilité ; vous n’en avez que faire pour carreler une vieille paire de bottes, et il est juste de dire qu’un tranchet ne me servirait pas à grand-chose pour faire une ode. – Après cela, vous objecterez qu’un savetier est bien au-dessus d’un poète, et que l’on se passe mieux de l’un que de l’autre. Sans prétendre rabaisser l’illustre profession de savetier, que j’honore à l’égal de la profession de monarque constitutionnel, j’avouerai humblement que j’aimerais mieux avoir mon soulier décousu que mon vers mal rimé, et que je me passerais plus volontiers de bottes que de poèmes. Ne sortant presque jamais et marchant plus habilement par la tête que par les pieds, j’use moins de chaussures qu’un républicain vertueux qui ne fait que courir d’un ministère à l’autre pour se faire jeter quelque place. Je sais qu’il y en a qui préfèrent les moulins aux églises, et le pain du corps à celui de l’âme. A ceux-là, je n’ai rien à leur dire. Ils méritent d’être économistes dans ce monde, et aussi dans l’autre.
Y a-t-il quelque chose d’absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes ? D’abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. Je défie le plus savant de la bande de dire à quoi nous servons, si ce n’est à ne pas nous abonner au Constitutionnel ni à aucune espèce de journal quelconque. Ensuite, l’utilité de notre existence admise a priori, quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir ? De la soupe et un morceau de viande deux fois par jour, c’est tout ce qu’il faut pour se remplir le ventre, dans la stricte acception du mot. L’homme, à qui un cercueil de deux pieds de large sur six de long suffit et au-delà après sa mort, n’a pas besoin dans sa vie de beaucoup plus de place. Un cube creux de sept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer, une seule alvéole de la ruche, il n’en faut pas plus pour le loger et empêcher qu’il ne lui pleuve sur le dos. Une couverture, roulée convenablement autour du corps, le défendra aussi bien et mieux contre le froid que le frac de Staub le plus élégant et le mieux coupé. Avec cela, il pourra subsister à la lettre. On dit bien qu’on peut vivre avec 25 sous par jour ; mais s’empêcher de mourir, ce n’est pas vivre ; et je ne vois pas en quoi une ville organisée utilitairement serait plus agréable à habiter que le Père-la-Chaise.
Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux.
À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes. À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ?
Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.

Théophile GAUTIER, Mademoiselle de Maupin (1835), « Préface ».

vendredi 17 juin 2011

Stefan Zweig : Le monde d'hier

« Le meilleur endroit pour nous instruire de toutes  les nouveautés restait le café. Les cafés, à Vienne, constituent une institution d’un genre particulier, qui ne peut se comparer à aucune autre au monde. Ce sont en quelque sorte des clubs démocratiques accessibles à tous pour le prix modique d’une tasse de café et où chaque hôte, en échange de cette petite obole, peut rester assis pendant des heures, discuter, écrire, jouer aux cartes, recevoir sa correspondance et surtout consommer un nombre illimité de journaux et de revues.[1] Dans un bon café de Vienne, on trouvait non seulement tous les journaux viennois, mais aussi ceux de tout l’Empire allemand, des français, les anglais, les italiens et les américains, et en outre les plus importantes revues d’art et de littérature du monde entier, Le Mercure de France aussi bien que la Neue Rundschau, le Studio et le Burlington Magazine. Ainsi nous savions tout ce qui se passait dans le monde, de première main ; nous étions informés de tous les livres qui paraissaient, de toutes les représentations, en quelque lieu que ce fût, et nous comparions entre elles les critiques de tous les journaux ; rien n’a peut-être autant contribué à la mobilité intellectuelle et à l’orientation internationale de l’Autrichien que cette facilité de se repérer aussi complètement, au café, dans les événements mondiaux tout en discutant dans des cercles d’amis.  Chaque jour, nous y passions des heures, et rien ne nous échappait.  Car grâce au caractère collectif de nos intérêts, nous suivions l’orbis pictus[2] des événements artistiques non pas avec une paire, mais avec dix ou vingt paires d’yeux. Ce qui échappait à l’un, l’autre le remarquait pour lui, et comme, avec notre orgueil enfantin et dans un esprit d’émulation presque sportif, nous cherchions sans cesse à l’emporter dans notre connaissance des dernières nouveautés, nous nous trouvions en fait dans un état de permanente jalousie à l’égard de ce qui pouvait faire sensation. Quand, par exemple, nous discutions Nietzsche, qui était encore honni, l’un de nous déclarait soudain, en jouant les esprits supérieurs : « Mais il est pourtant clair que, dans l’idée de l’égotisme, Kierkegaard lui est supérieur, et aussitôt, nous nous inquiétions : « Qui est ce Kierkegaard qu’il connait et que nous ne connaissons pas ? » Le lendemain, nous nous précipitions à la bibliothèque afin d’y dénicher les œuvres de ce philosophe danois oublié, car nous éprouvions comme une humiliation le fait de ne pas connaître quelque chose d’étranger qu’un autre connaissait. Notre passion – à laquelle d’ailleurs je me suis encore personnellement adonné pendant bien des années – était de découvrir en devançant les autres ce qu’il y avait de plus récent, de plus nouveau, de plus extraordinaire, ce sur quoi personne ne s’était appesanti, ce sur quoi n’avait pas touché la critique littéraire officielle de nos vénérables quotidiens.

Stefan Zweig Le Monde d’hier Bermann-Fischer Verlag AB, Stockholm, 1944, Belfond, 1982 pour la traduction française


[1] En 1913, le Café central de Vienne proposait 250 titres à ses clients
[2] L’Orbis Pictus est à l’origine une encyclopédie illustrée à l’usage des enfants. L’expression signifie ici la représentation du monde. 

samedi 4 juin 2011

Paul Valéry : Prose et poésie


235.jpgLa marche, comme la prose, vise un objet précis. Elle est un acte dirigé vers quelque chose que notre but est de joindre. Ce sont des circonstances actuelles, comme le besoin d’un objet, l’impulsion de mon désir, l’état de mon corps, de ma vue, du terrain, etc., qui ordonnent à la marche son allure, lui prescrivent sa direction, sa vitesse, et lui donnent un terme fini. Toutes les caractéristiques de la marche se déduisent de ces conditions instantanées et qui se combinent singulièrement  chaque fois. Il n’y a pas de déplacements  par la marche qui ne soient des adaptations spéciales, mais qui chaque fois sont abolies et comme absorbées par l’accomplissement de l’acte, par le but atteint.
La danse, c’est tout autre chose. Elle est, sans doute, un système d’actes ; mais qui ont leur fin eux-mêmes. Elle ne va nulle part. Que si elle poursuit quelque objet, ce n’est qu’un objet idéal, un état, un ravissement, un fantôme de fleur, un extrême de vie, un sourire – qui se forme finalement sur le visage de celui qui le demandait à l’espace vide.  Il s’agit donc, non point d’effectuer une opération finie, et dont la fin est située quelque part dans le milieu qui nous entoure, mais bien de créer, et d’entretenir en l’exaltant un certain état, par un mouvement périodique qui peut s’exécuter sur place ; mouvement qui se désintéresse presque entièrement de la vue, mais qui s’excite et se règle par les rythmes auditifs.
Mais, si différente que soit cette danse de la marche et des mouvements utilitaires, veuillez noter cette remarque infiniment simple, qu’elle se sert des mêmes organes, des mêmes os, des mêmes muscles que celle-ci, autrement coordonnés et autrement excités.C’est ici que nous rejoignons la prose et la poésie dans leur contraste. Prose et poésie se servent des mêmes mots, de la même syntaxe, des mêmes formes et des mêmes sons ou timbres, mais autrement coordonnés et autrement excités. (…)  C’est pourquoi il faut se garder de raisonner de la poésie comme on fait de la prose.
Quand l’homme qui marche a atteint son but, quand il a atteint le lieu qui faisait son désir et dont le désir l’a tiré du repos, aussitôt cette possession annule définitivement tout son acte ; l’effet dévore la cause, la fin a absorbé les moyens ; et quel que fut l’acte, il n’en demeure que le résultat. Il en est tout à fait de même du langage utile : le langage qui vient d e me servir à exprimer mon dessein, mon désir, mon commandement, mon opinion, ce langage qui a rempli son office s’évanouit à peine arrivé ? Je l’ai émis pour qu’il périsse, pour qu’il se transforme radicalement en autre chose dans votre esprit ; et je connaîtrai que je fus compris à ce fait remarquable que mon discours n’existe plus : il est remplacé entièrement par son sens.
Il en résulte que la perfection de cette espèce de langage, dont l’unique destination est d’être compris, consiste évidemment dans la facilité avec laquelle il se transforme en autre chose. Au contraire, le poème ne meurt pas pour avoir vécu : il est fait expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu’il vient d’être.La poésie se reconnaît à cette propriété qu’elle tend à se faire reproduire dans sa forme : elle nous excite à la reconstituer identiquement.

Paul Valéry - Poesie et pensée abstraite, Conférence à l'université d'Oxford, in Variété, 1939