dimanche 26 septembre 2010

Le détour par la ruse (sujet 2009)

PREMIÈRE PARTIE : SYNTHESE (/40 POINTS)

Vous rédigerez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents suivants :
Document 1 : Georges Balandier,
 Le Détour - Pouvoir et modernité (1985)
Document 2 : Denis Boisseau, "Ne vaut pas le voyage", Revue La Licorne (2000)
Document 3 : La Fontaine, « Le Renard et le Bouc »,
 Fables (1668-1694)
Document 4 : Jacques Attali,
 Chemins de Sagesse - Traité du Labyrinthe 
(1996).
 DEUXIÈME PARTIE : ECRITURE PERSONNELLE (/20 POINTS)
Selon vous, l'important est-il d'arriver à ses fins, quel que soit le détour utilisé ?
Vous répondrez d'une façon argumentée à cette question en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l'année et vos connaissances personnelles.
TEXTE 1 - La ruse cachée.
  La ruse est toujours tapie dans les entreprises humaines. Les grandes constructions symboliques et les mythologies la montrent à l'oeuvre sous des figures multiples. Elle domine l'univers culturel de la Grèce ancienne : Metis la symbolise. La metis est une forme de l'intelligence impliquant un ensemble d'attitudes mentales «qui combinent le flair, la sagacité, la débrouillardise, l'attention vigilante, le sens de l'opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise». Elle s'applique aux situations mouvantes et ambiguës, elle mène son jeu à leur occasion; elle fait que le tricheur vainqueur ne souffre pas du discrédit; elle donne un emploi aux «puissances de la tromperie». La ruse intervient au royaume des dieux; Zeus lui doit l'existence et il l' « épouse », il allie le pouvoir de simulation à son propre pouvoir; Athéna marie la raison à la ruse, et les diverses puissances divines en ont chacune une part, investie dans les savoirs dont elles sont titulaires. Son expression mythique la constitue servante de l'intelligence. Sa réalisation humaine est Ulysse1 qui ne recherche qu'une chose et partout: « la victoire ». Par tous les moyens, ceux des pièges, des subterfuges, ceux des mots y compris. Ulysse a été vu comme le « modèle du comportement manipulatif » qui conduit à se plier aux circonstances, à tourner les forces naturelles contre la nature elle-même afin de la dominer; pour le philosophe, il illustre la ruse de la raison. Il apparaît toujours comme celui qui combine au mieux la ruse et l'intelligence; G. Audisio2 l'a montré en soulignant qu'Ulysse n'est pas le héros le plus fort de l'armée grecque, mais celui dont la vaillance se renforce de la possession du savoir-faire. La force a besoin d'être aidée.
  Les plus anciens traités militaires consacrent tous une place à la ruse. Dans la tradition de l'ancienne Chine, la guerre est considérée avec de nombreuses restrictions (on n'en vient à cette extrémité qu'après avoir épuisé toutes les autres possibilités) et les vertus militaires ne sont reconnues qu'avec modération. Selon Confucius3, « un général vraiment grand n'aime pas la guerre et n'est ni vindicatif4 ni passionné ». La violence guerrière est « chose mauvaise en soi », elle doit se trouver contenue dans ses effets — les morts et les ruines — et dans sa durée, même si la paix ne peut être acquise qu'à « prix d'argent ». La Chine, s'estimant porteuse de la plus haute civilisation, tente de l'accorder à la guerre, et c'est en cette exigence que la ruse trouve son emploi. Les ouvrages techniques et philosophiques, composés par des généraux chinois plusieurs siècles avant notre ère, considèrent celle-ci comme le moyen le mieux adapté aux luttes entre princes, alors que la conquête sans bornes reste la seule issue dans les guerres conduites par les Chinois contre les Barbares du dehors. L'intelligence des situations, le savoir-faire aidé par la ruse, d'un côté, la violence uniquement soucieuse de vaincre et de réduire, d'un autre côté, marquent la séparation tracée entre l'ordre civilisé et l'ordre barbare
  Dans toutes les circonstances, la ruse révèle une façon d'appliquer l'intelligence à une situation et à un objectif : le recours à des procédés indirects, à des apparences destinées à faire croire et agir, à la dissimulation et au secret — à un point tel que son degré extrême ou son état de perfection est atteint lorsqu'elle fait oublier sa présence. La force contraint directement, la ruse contraint par un détour, et souvent en emportant le consentement ou la conviction. Il n'est donc pas surprenant qu'elles soient l'une et l'autre, en des dosages variables selon les situations, au coeur du phénomène politique.
Georges Balandier, Le Détour - Pouvoir et modernité (1985).
1. héros de l'Odyssée d'Homère, Ulysse apparaît également dans l'IIiade qui raconte la guerre entre Grecs et Troyens. C'est grâce à une ruse d'Ulysse que les Grecs, après dix ans de guerre, parvinrent à vaincre les Troyens. Ulysse feint d'abandonner le combat laissant le cheval de bois construit par les Grecs dissimulant une partie des guerriers. Les Troyens introduisirent ainsi leurs ennemis dans leurs murs.
2. romancier, poète et essayiste (1900-1978).
3. philosophe de l'Antiquité chinoise (Kung Fu Tzu) qui vécut autour de -550 à - 480 et dont l'influence sur la civilisation chinoise a été considérable.
4. porté à se venger. 
TEXTE DEUX
  Nous sommes accoutumés à penser le détour comme un autre circuit dans l'espace, nous posons qu'il y aurait chaque fois un plus court chemin, et que le détour serait un écart relativement à ce trajet idéal. Il faut aussitôt remarquer ce qu'une telle considération a de sommaire. Elle repose sur cette idée que tout trajet doit s'accomplir par le plus court chemin, et que le détour est une dépense superflue, au mieux une coquetterie, au pire l'aveu d'une faiblesse. L'homme efficace, le héros, c'est bien connu, va droit au but, il écrase l'obstacle, il arrache l'entrave, il écrabouille l'importun. C'est pourtant une parfaite illusion : si l'homme efficace va droit au but, ce n'est pas parce qu'il est surpuissant, mais bien parce qu'il sait choisir la solution la meilleure relativement aux impératifs qu'il privilégie, il choisit ce qui lui est le meilleur détour — et donc aussi le « meilleur » raccourci —, il invente une meilleure réponse, il ne va pas tout droit, mais il bifurque à temps. Il y a une illusion de l'efficacité, conçue communément selon le schéma de l'idéologie mercantile1 dominante: le moindre coût apparent, le délai le plus court nous paraissent meilleurs, mais rien ne nous impose ce choix, et rien ne le valide, sinon les exigences de la plus ravageuse voracité, celle qui nous fait « gaspiller dans l'unique souci de manger tout de suite notre simple force d'avoir faim »2, et nous épuise à rivaliser avec la nécessité du monde. Choisir un autre trajet, engager un autre détour, c'est introduire dans le monde la proposition d'une autre efficace3, d'un autre sens, et d'autres valeurs [...].
Denis Boisseau, "Ne vaut pas le voyage", Revue La Licorne (2000).
1. Idéologie qui adopte comme valeurs celles d'une société marchande.
2. A. Artaud, Le Théâtre et son double (1938).
3. efficacité. de vue.
TEXTE TROIS - Le Renard et le Bouc.
Capitaine Renard allait de compagnie
Avec son ami Bouc des plus haut encornés1.
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez;
L'autre était passé maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits.
    Là chacun d'eux se désaltère.
Après qu'abondamment tous deux en2 eurent pris,
Le Renard dit au Bouc : Que ferons-nous, compère ?
Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi :
Mets-les contre le mur. Le long de ton échine
   Je grimperai premièrement;
   Puis sur tes cornes m'élevant,
   A l'aide de cette machine3,
   De ce lieu-ci je sortirai,
   Après quoi je t'en tirerai.
- Par ma barbe4, dit l'autre, il est bon ; et je loue
   Les gens bien sensés comme toi.
   Je n'aurais jamais, quant à moi,
   Trouvé ce secret, je l'avoue.
Le Renard sort du puits, laisse son compagnon,
   Et vous lui fait un beau sermon
   Pour l'exhorter à patience.
Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
   Tu n'aurais pas, à la légère,
Descendu dans ce puits. Or, adieu, j'en suis hors5.
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts:
   Car pour moi, j'ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin.
En toute chose il faut considérer la fin.
La Fontaine, Fables, Livre troisième, fable V (1668)
1. muni de cornes.
2. de l'eau.
3. ce moyen, ce procédé.
4. formule de serment parodique.
5. dehors.
TEXTE 4 - Ruser. Comment trouver le chemin.
  A priori, aucune intelligence n'est requise pour traverser un labyrinthe : il suffit d'avancer. S'il comporte des impasses, il y faut de la chance, de la persévérance et de la mémoire. Mais rien n'indique a priori comment raisonnablement choisir un parcours plutôt que d'autres. L'enchevêtrement de ses bifurcations et de ses impasses n'obéit à aucune loi, si ce n'est à la fantaisie de son auteur.
  Tout dépend de ce qu'on peut deviner de sa structure : ses parois sont-elles lisses ? n'y a-t-il aucun signe, même involontaire, laissé sur le sol ? la forme des virages est-elle significative ? le bon choix est-il plus souvent à gauche qu'à droite ?
  Pour répondre à ce genre de questions, on peut tenter de procéder à une exploration systématique de tous les choix possibles, comme on trace des algorithmes1 évaluant toutes les hypothèses avant de prendre une décision. C'est le plus souvent un exercice vain. Mieux vaut utiliser son intelligence à deviner le bon chemin. Mais quelle intelligence ? La raison est inutile, le labyrinthe n'est en rien rationnel. Il faut voir, toucher, sentir.
  Ecouter, aussi : l'oreille n'est-elle d'ailleurs pas un labyrinthe, une spirale de deux octaves et demie ? les deux notes extrêmes de la gamme ne sont-elles pas, comme deux points d'un labyrinthe, à la fois très loin et très proches l'une de l'autre ?
 Être malin.
 Il faut plus encore : tous les sens en éveil, apprendre à naviguer, avec à la fois le sens de l'instant et le regard posé sur le long terme. La forme d'intelligence requise ne fait plus appel à la logique, mais à l'intuition, celle du marin, du chasseur, du nomade. On peut la nommer malice ou ruse.
Les Grecs avaient déjà défini cette intelligence qu'ils opposaient à la raison; ils la nommaient metis, du nom de la première femme de Zeus, mère d'Athéna, qu'il dévora pour l'intégrer à ses pouvoirs et qui lui permit de prévoir les ruses des autres dieux.
  Science du mouvant, de l'imprévu, la ruse est recherche de l'efficacité pratique, du succès dans l'action. Elle exige coup d'œil et intelligence immédiate des situations les plus inattendues. Le rusé est aux aguets, sans cesse à imaginer et évaluer les diverses voies possibles, à soupeser les chances et les risques de chacune; il sait défaire des nœuds, démêler des ambiguïtés, prévoir les coups, vaincre les labyrinthes; il possède rapidité du geste et justesse du coup d'œil. Son savoir tâtonnant sait utiliser indices trompeurs et fausses nouvelles.
  Ruser n'est pas mentir; c'est chercher à lire dans les arrière-pensées des autres afin de jouer plusieurs coups d'avance (encore les échecs); c'est aussi chercher à débusquer les leurres, à arracher les masques, à déjouer les mensonges, à s'écarter des fausses pistes, à trouver un guide, à dévoiler des secrets et découvrir et déchiffrer un plan.
  Quant au menteur, Thésée2 et Ulysse démontrent le sort qui l'attend : Minos est puni pour avoir refusé de sacrifier le taureau promis à Poséidon; les Troyens sont détruits pour avoir eux aussi manqué à leur parole vis-à-vis de Poséidon qui les avait aidés à élever une muraille. Poséidon, dieu de la mer, aida les rusés Ulysse et Thésée à le venger des menteurs.
Jacques Attali, Chemins de Sagesse — Traité du Labyrinthe (1996).
1. calculs, enchaînement des actions nécessaires à l'accomplissement d'une tâche.
2. fils d'Egée roi d'Athènes, il aide son père à mettre fin à la demande de Minos, roi de Crète, vainqueur des Athéniens : ce dernier exige que la ville lui envoie un tribut de sept jeunes gens et de sept jeunes filles donnés en pâture au Minotaure, monstre à tête d'homme et corps de taureau. Thésée décide de mettre fin à ce carnage et se rend en Crète afin de tuer le monstre dans le labyrinthe de Dédale.

PROPOSITION DE CORRIGE : 


[introduction]
Au regard des règles de la vie sociale, “faire un détour” c’est bien souvent s’écarter du “droit chemin”. Pris dans son sens négatif, le détour constituerait donc un écart, un subterfuge, une feinte par rapport à une norme morale acceptée collectivement. Cette définition assez négative que le sens commun attribue au détour évoque d’emblée l’idée de ruse. Étymologiquement (recusare en Latin), la ruse renvoie en effet à l’esquive et au faux-fuyant. Une telle représentation pourtant, beaucoup trop simplificatrice, doit être nuancée : le corpus de textes mis à notre disposition nous invite ainsi à une réinterprétation critique de la ruse.
Aux  évidences illusoires et souvent immédiates qui amènent à condamner toute forme de détour, Denis Boisseau  montre au contraire qu’il constitue une réponse appropriée contre l’ordre appauvrissant et sclérosant du monde, constitué d’utilitarisme et de vue à court terme. Même le fabuliste Jean de La Fontaine), s’il rappelle que la ruse représente certes une “tromperie”, semble saluer le pragmatisme et finalement l’intelligence de celui qui sait en faire usage. L’essayiste et homme politique Jacques Attali n’hésite pas quant à lui à louer dans la ruse une forme de pensée plus efficace et pratique que les absolus spéculatifs de la raison. Enfin, sur un terrain plus épistémologique, le philosophe et anthropologue Georges Balandier va jusqu’à célébrer l’art, voire même la sagesse du rusé. Sa réflexion emprunte à l’histoire mythologique, guerrière ou philosophique un certain nombre d’exemples qui ont valeur de plaidoyer. 
Nous nous proposons d’aborder cette problématique selon une triple perspective : en premier lieu, nous verrons combien réfléchir à la ruse oblige à une définition qui la crédibilise et en circonscrit les limites. Cela étant posé, nous insisterons sur l’idée majeure du corpus qui invite à interpréter la ruse comme une forme d’intelligence supérieure. Enfin, nous terminerons notre synthèse par un regard plus global, à la fois historique et culturel : si les grands mythes antiques, l’art militaire de la Chine ancienne ou nos fables classiques ont justifié la ruse, c’est qu’elle permet d’appréhender plus subtilement la complexité du monde : la ruse serait ainsi au cœur même d’une démarche épistémologique amenant l’homme d’aujourd’hui à penser différemment la modernité.
[Première partie]
Tout d’abord, il convient de proposer une définition de la ruse, qui en circonscrit les limites et en légitime l’usage. Si le sens commun interprète la ruse comme un stratagème utilisé pour tromper, il n’en demeure pas moins qu’elle amène le rusé à beaucoup d’habileté, de finesse et d’intelligence. Il faut donc aborder l’idée de ruse avec prudence et se garder d’interprétations trop hâtives, qui la condamneraient d’emblée ou la légitimeraient sans discernement. Fort d’une longue observation du monde politique, Jacques Attali n’hésite pas à affirmer que “ruser n’est pas mentir”. Extrait de son essai Chemins de Sagesse, Traité du Labyrinthe (1996), le passage proposé montre en effet que l’art de la feinte ne saurait se confondre avec le mensonge. Mais, reconnaissons-le, la subtilité d’une telle approche na va pas sans une certaine ambiguïté dont l’apologue de Jean de La Fontaine “Le Renard et le Bouc” publié en 1668 dans le livre troisième des Fables est tout à fait révélateur : si la morale finale, aussi courte que sèche (”En toute chose il faut considérer la fin”), stigmatise le manque d’expérience, la naïveté voire la bêtise du bouc, c’est pour mieux nous rappeler combien l’ignorance des dupés est à stigmatiser autant, sinon plus, que la malignité des trompeurs qui invite d’abord à la prudence et à la réflexion.
Quant à Denis Boisseau, dans un article intitulé “Ne vaut pas le voyage” (Revue La Licorne, 2000), s’il centre davantage sa réflexion sur le détour en général, c’est pour en mettre à mal les définitions négatives —toutes plus illusoires les unes que les autres— et en proposer une approche autrement plus fine qui semble accréditer d’une certaine façon l’intelligence de la ruse : loin de constituer un aveu de faiblesse, une preuve d’impuissance, le détour serait au contraire l’affirmation d’un cheminement intellectuel profondément humain qui est à la base même de la liberté existentielle. Ce point de vue universitaire fait écho à la réflexion épistémologique de Georges Balandier : dans son célèbre essai paru en 1985, le Détour, Pouvoir et modernité, l’anthropologue suggère en effet une définition de la ruse qui est autant un appel à la lucidité et à la raison qu’un plaidoyer en faveur d’une plus grande ouverture culturelle, fruit d’une pensée longuement nourrie par la confrontation des modèles civilisationnels.
[deuxième partie]
De fait, il faut reconnaître à la ruse de permettre un mode d’accès aux connaissances d’autant plus original qu’il privilégie la digression. De prime abord, la ruse ressortit à une intelligence pratique qui se pose comme enrichissement de la pensée. Georges Balandier y voit principalement “une façon d’appliquer l’intelligence à une situation et un objectif” qui valorise l’indirect et la stratégie. Il n’est guère étonnant que l’auteur emprunte de nombreux exemples à la mythologie ou à la Chine ancienne : différant du mode de pensée cartésien, la ruse en effet substitue à la pensée en ligne droite le passage par les sens, l’intuition, le détour. Jacques Attali use quant à lui d’une comparaison pertinente : à l’image du chasseur aux aguets, le rusé peut explorer le monde de façon plus intuitive du fait même que la ruse est une pensée de la périphérie. L’exemple du labyrinthe lui permet une habile bien qu’implicite comparaison : par leur complexité même, les sociétés mondialisées ne peuvent être appréhendées qu’en valorisant un autre mode d’accès à la réussite qui privilégie l’anticipation stratégique autant que l’art de la feinte.
Cet art de la feinte est proche des détours du langage. Il revient à ce titre à La Fontaine d’avoir plaisamment rendu compte des tactiques oratoires du renard pour abuser le bouc par son éloquence : “maître en tromperie”, notre opportuniste sait en effet brouiller les repères au point de tourner à son avantage une situation dans laquelle il était pourtant moins fort physiquement. Contre toute attente, sa victoire sur le bouc semble en effet facile : le propre du rusé réside à cet égard dans ses capacités d’adaptation à l’environnement et au contexte. Même Denis Boisseau rappelle dans cet extrait combien “si l’homme efficace va droit au but, ce n’est pas parce qu’il est surpuissant mais bien parce qu’il […] sait choisir le meilleur détour -et donc aussi le “meilleur” raccourci-, il invente une meilleure réponse, il ne va pas tout droit, mais il bifurque à temps”. C’est donc cet art de l’anticipation et de l’adaptation qui parvient à faire de la digression un facteur de cohérence et d’enrichissement de la pensée.
[troisième partie]
Il ressort de nos précédentes remarques une idée capitale : la ruse semble en effet offrir un modèle propre à renouveler l’approche épistémologique des philosophies de la vie humaine et de l’action. En premier lieu, Georges Balandier et Jacques Attali, en accordant une place importante à la mythologie grecque, montrent combien la métis, en procédant obliquement, permet à l’homme de s’affranchir du déterminisme et de la fatalité auxquels l’avaient condamné les dieux. De fait, la ruse introduit une intelligence digressionniste dont le personnage d’Ulysse ou la légende du labyrinthe sont les figures emblématiques. En privilégiant l’implicite et la digression, la ruse est le complément nécessaire à la raison et à la force. Balandier célèbre même l’art de la stratégie militaire dans la Chine ancienne comme partie intégrante de l’humanisme : en tant que médiation symbolique, la ruse est une pratique de la guerre qui consiste à substituer la stratégie indirecte à l’attaque directe. Le métaconflit constitue en cela un terrain d’investigation privilégié, puisqu’à la base, il y a écart, évitement, digression, contournement.
En définitive, il faut reconnaître à la ruse sa valeur initiatique et didactique : elle permet à l’homme, particulièrement l’homme occidental, souvent dépendant du rationalisme, d’appréhender la modernité par le biais d’autres voies d’accès à la connaissance. Publiée sous le règne de Louis XIV mais inspirée de la thématique d’Esope et des courants philosophiques antiques, la fable de La Fontaine est à ce titre éclairante : loin de légitimer la tromperie du renard ou un quelconque cynisme, elle invite davantage le lecteur à la lucidité et à la raison : si les plus hauts placés dans la hiérarchie de l’intelligence abusent ainsi des plus faibles ou des plus démunis, c’est qu’ils en connaissent la vulnérabilité. La fable a donc valeur d’avertissement. Enfin, Jacques Attali, mais aussi Balandier et Brisseau, de façon certes plus abstraite, font entendre un véritable plaidoyer pro domo : la ruse ne serait-elle pas une manière de construire un discours sur la connaissance, apte à nous faire mieux appréhender les fractures sociétales et les désordres dont notre modernité est si souvent victime ?

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