dimanche 19 décembre 2010

Père et fils

Sujet CI novembre 2010

PREMIÈRE PARTIE : SYNTHESE (40 points).

Vous rédigerez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents suivants :
DOC. UN : Montaigne, Essais, Livre premier, chap. XXVIII (extrait)
DOC. DEUX : Bernard Golfier – « Le procès d'un tyran ».  Revue Autrement, juin 1984.
DOC. TROIS : Entretien avec Daniel Marcelli, Fémina, décembre 2003
DOC. QUATRE : Dessin de Sempé, 2006

DEUXIEME PARTIE : ECRITURE PERSONNELLE (20 points).
L’évolution des mœurs rapproche-t-elle les pères et les fils ou les éloigne-t-elle ?
Vous répondrez à cette question d’une façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.


DOC. 1

Des enfants aux pères, c'est plutôt respect. L'amitié se nourrit de communication qui ne peut se trouver entre eux pour la trop grande disparité, et offenserait à l'aventure les devoirs de nature. Car ni toutes les secrètes pensées des pères ne se peuvent communiquer aux enfants pour n'y engendrer une messéante privauté [une familiarité déplacée], ni les avertissements et corrections qui est un des premiers offices [devoirs] d'amitié, ne se pourraient exercer des enfants aux pères. Il s'est trouvé des nations où, par usage, les enfants tuaient leurs pères, et d'autres où les pères tuaient leurs enfants, pour éviter l'empêchement qu'ils se peuvent quelquefois entreporter, et naturellement l'un dépend de la ruine de l'autre. Il s'est trouvé des philosophes dédaignant cette couture [ce lien] naturelle, témoin Aristippe : quand on le pressait de l'affection qu'il devait à ses enfants pour être sortis de lui, il se mit à cracher, disant que cela en était aussi bien sorti; que nous engendrions bien des poux et des vers. Et cet autre, que Plutarque voulait induire à s'accorder [se réconcilier] avec son frère : « Je n'en fais pas, dit-il, plus grand état pour être sorti de même trou. » C'est, à la vérité, un beau nom et plein de dilection [attrait] que le nom de frère, et à cette cause en fîmes-nous, lui et moi, notre alliance. Mais ce mélange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'autre, cela détrempe merveilleusement et relâche cette soudure fraternelle. Les frères ayant à conduire le progrès de leur avancement en même sentier et même train, il est forcé qu'ils se heurtent et choquent souvent. Davantage, la correspondance et relation qui engendre ces vraies et parfaites amitiés, pourquoi se trouvera-t-elle en ceux-ci? Le père et le fils peuvent être de complexion entièrement éloignée, et les frères aussi. C'est mon fils, c'est mon parent, mais c'est un homme farouche, un méchant ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiés que la loi et l'obligation naturelle nous commandent, il y a d'autant moins de notre choix et liberté volontaire. Et notre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pas que je n'aie essayé de ce côté-là tout ce qui en peut être, ayant eu le meilleur père qui fut [pourtant], et le plus indulgent, jusques à son extrême vieillesse, et étant d'une famille fameuse de père en fils, et exemplaires en cette partie de la concorde fraternelle.

MONTAIGNE, Essais, Livre premier, chap. XXVIII, 1580-1595


 Doc 2

« Très cher père,
 Tu m'as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d'habitude, je n'ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m'inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. Et si j'essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension. » .
  Ainsi commence la Lettre au père, écrite par Franz Kafka en 1919, à l'âge de trente-six ans, et... jamais parvenue à son destinataire ! Par une mise en scène immédiate de la peur. Peur d'un père qui se rend d'autant plus insaisissable qu'il est à la fois, devant l'enfant, objet de fascination et de crainte, et apparaît d'autant plus inaccessible qu'il s'impose dans la famille de Kafka comme une représentation exagérément puissante de ce que désespère jamais d'atteindre F. K., une place dans le monde.
  Avec cette lettre, c'est une sorte de « procès du père » que tente F. K., sous la forme d'une analyse minutieuse, à partir de ses souvenirs d'enfance, du pouvoir destructeur de l'« éducation par la peur » et de ses conséquences. Procès de l'éducation et de l'influence paternelles, par lequel F. K. espère, on l'imagine, ouvrir une brèche dans l'édifice rigide du père mais aussi dans ses propres forteresses intérieures. [...]  F. K. se souvient qu'enfant, lorsqu'il se déshabillait avec son père dans la même cabine, le tableau d'un géant physique s'offrait à lui : « Moi, maigre, chétif, étroit ; toi, fort, grand, large. Déjà, dans la cabine, je me trouvais lamentable, et non seulement en face de toi, mais en face du monde entier, car tu étais pour moi la mesure de toutes choses. Mais quand nous sortions de la cabine, moi te tenant la main, petite carcasse vacillant sur les planches, ayant peur de l'eau, incapable de répéter les mouvements de natation que tu ne cessais de me montrer, j'étais très désespéré. »
 A cette honte de son propre corps, liée à celui du père - « j'étais déjà écrasé par la simple existence de ton corps » -, mêlée aussi à une certaine fascination - « ... d'autre part, j'étais fier du corps de mon père » -, est venue se superposer la formidable puissance des colères du père par lesquelles il était terrorisé et qui seront le premier choc pour sa personnalité naissante. « Terrible était ce "je te déchirerai comme un poisson" et que tu en fusses capable se serait presque accordé à l'image que j'avais de ton pouvoir. Terribles aussi étaient ces moments où tu courais en criant autour de la table pour nous attraper. » Ou encore : « Tes cris, la rougeur de ton visage, ta manière hâtive de détacher tes bretelles et de les disposer sur le dossier d'une chaise, tout cela était presque pire que les coups. » En somme le père va investir brutalement une place centrale dans l'expérience du petit Franz et envahir très tôt, par l'énormité de sa présence, la vision du monde extérieur de l'enfant.
  Mais le sens de ce « spectacle » de puissance va basculer progressivement dès que F. K. devine, sous le masque du gigantisme, une autre figure du père, celle d'une volonté de pouvoir qui s'exerce avec prédilection sur les êtres plus faibles que lui.

Bernard Golfier – « Le procès d'un tyran ».  Revue Autrement, juin 1984.



DOC 3 :    A l’occasion de la sortie du film Père et fils de Michel Boujenah, le site Femina publie l’interview de Daniel Marcelli, pédopsychiatre au CHU de Poitiers et auteur de L’enfant chef de famille, l’autorité de l’infantile.

·         Femina : Comment définir une relation père-fils adultes ?
Pr Daniel Marcelli : Les relations père-fils sont toujours marquées par une gentille rivalité, le fils cherchant (selon le complexe d'Oedipe défini par Freud) à écarter son père pour séduire sa mère. Le fils veut s'approprier la force et les compétences de son père, d'où son ardeur à le battre dans tous types de sport et de jeu où ce dernier excelle. Le père, s'il réagit sainement, doit lui faire comprendre: « Mon fils, je ne me laisserai pas vaincre facilement, mais si tu me bats, je n'en mourrai pas ! »
·         L’image d’un père est-elle toujours écrasante aux yeux d’un fils ?
Le père est le modèle par excellence. Plus il est exemplaire, plus son fils se sentira stimulé... ou écrasé. Dans ce cas, la mère a un énorme rôle à jouer : elle doit être confiante, encourageante, et soutenir son enfant. Si le fils est cassé à la fois par une image paternelle forte et une mère accablante, c’est mal parti…
·         Que cherche un fils chez son père ?
Il cherche à lire de l'admiration dans ses yeux, quelque chose comme « tu es le meilleur ! ». Les pires mots qu'un fils puisse entendre de la part de son père, c'est « tu m'as déçu ». Père et fils sont dans l'attente d'une estime réciproque
·         A l’inverse, que cherche un père chez son fils ?
Il recherche la confirmation qu'il est un bon père. C'est essentiel, car cela donne l'idée d'une continuité d'existence. C'est probablement ce qu'attend Léo dans le film de Michel Boujenah. Si l'on n'est pas reconnu comme père à 70 ans, c'est très triste, on a le sentiment d'être face à un mur, que la vie s'arrête. C'est pourquoi ce personnage va jusqu'au chantage à la mort pour y parvenir.
·         Le fils peut-il être une menace ?
Consciemment, tous les pères ont envie que leur fils les dépasse. Inconsciemment, il en va tout autrement. Certains pères ont en effet le sentiment que leur fils est menaçant. Ces hommes-là sont narcissiques, et ils ne peuvent pas imaginer que leur enfant les supplantes
·         Y’a-t-il des âges clés où la présence du père est fondamentale ?
Durant l'adolescence, car le fils a besoin de s'appuyer sur une image masculine forte pour construire sa personnalité. Mais en l'absence d'un papa, il peut y avoir un père de substitution (parrain, grand-père...). Autre moment important : à la naissance de son premier enfant, le jeune homme va chercher aussi dans les yeux de son propre père la confirmation qu'il est bien un bon papa... ce qui l'inscrira dans la lignée des pères. S'il ne trouve que froideur ou remarques acerbes et maladroites, cela peut entacher les échanges avec le bébé....
·         La pudeur ne fait-elle pas barrage à la communication ?
Si. Un garçon va parler de ses soucis et faire ses confidences à sa mère, pas à son père. Entre mère et fille, on se câline. Mais pas entre père et fils. Et c'est d'autant plus difficile de toucher le père que l'on a envie de s'approprier ses qualités. Plus on veut lui ressembler, plus on le met à distance.
·         Facile de se dire « je t’aime » entre père et fils ?
Ça ne se passe pas par les mots, mais par le truchement du jeu, des activités partagées… Un père et un fils se disent qu’ils s’aiment en parlant voiture, en bricolant un moteur, en se tapant dans le dos….
·         Que conseiller aux pères pour améliorer cette relation ?
 D'être accessibles, de laisser la porte ouverte, toujours, même s'ils voient peu leurs enfants. Et de s'efforcer de vivre davantage les petites choses du quotidien avec eux. Il est difficile de nouer de vrais contacts quand on a une relation en pointillé. Faire un voyage ensemble, comme dans le film, c'est une très bonne chose.
Entretien avec Daniel Marcelli, Fémina, décembre 2003

Doc 4 : Sempé (

jeudi 16 décembre 2010

Zola: la noce Coupeau au Louvre

 La nudité sévère de l'escalier les rendit graves. Un huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d'or, qui semblait les attendre sur le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec un grand respect, marchant le plus doucement possible, qu'ils entrèrent dans la galerie française.  Alors, sans s'arrêter, les yeux emplis de l'or des cadres, ils suivirent l'enfilade des petits salons, regardant passer les images, trop nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l'on avait voulu comprendre. Que de tableaux, sacredié ! ça ne finissait pas. Il devait y en avoir pour de l'argent. Puis, au bout, M. Madinier les arrêta brusquement devant le Radeau de la Méduse ; et il leur expliqua le sujet. Tous, saisis, immobiles, ne disaient rien.  Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général : c'était tapé.
  Dans la galerie d'Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient.
  Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu'elle croyait marcher sur de l'eau. On criait à madame Gaudron de poser ses souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond ; mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaient rien. Alors, avant d'entrer dans le salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant :
   - Voilà le balcon d'où Charles IX a tiré sur le peuple.
  Cependant, il surveillait la queue du cortège. D'un geste, il commanda une halte, au milieu du salon carré. Il n'y avait là que des chefs-d'œuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana ; c'était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. Coupeau s'arrêta devant la Joconde, à laquelle il trouva une ressemblance avec une de ses tantes. Boche et Bibi-la-Grillade ricanaient, en se montrant du coin de l'œil les femmes nues ; les cuisses de l'Antiope surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au bout, le ménage Gaudron, l'homme la bouche ouverte, la femme les mains sur son ventre, restaient béants, attendris et stupides, en face de la Vierge de Murillo.
  Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu'on recommençât ; ça en valait la peine. Il s'occupait beaucoup de madame Lorilleux, à cause de sa robe de soie ; et, chaque fois qu'elle l'interrogeait, il répondait gravement, avec un grand aplomb. Comme elle s'intéressait à la maîtresse du Titien, dont elle trouvait la chevelure jaune pareille à la sienne, il la lui donna pour la Belle Ferronnière, une maîtresse d'Henri IV, sur laquelle on avait joué un drame, à l'Ambigu.
  Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écoles italiennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu'on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et de choses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l'air. Des siècles d'art passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais. Mais ce qui les intéressait le plus, c'étaient encore les copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant sans gêne ; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le ciel tendre d'une immense toile, les frappa d'une façon particulière. Peu à peu, pourtant, le bruit avait dû se répandre qu'une noce visitait le Louvre ; des peintres accouraient, la bouche fendue d'un rire; des curieux s'asseyaient à l'avance sur des banquettes, pour assister commodément au défilé; tandis que les gardiens, les lèvres pincées, retenaient des mots d'esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores avec le piétinement d'un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles
.



Zola, l'Assomoir, III, 1877

samedi 20 novembre 2010

Histoire et générations

SYNTHÈSE (40 points)
Vous ferez de ces quatre documents une synthèse objective, concise et ordonnée
-  François Ricard, La Génération lyrique, Climats, 1992
-  Louis CHAUVEL « Une guerre silencieuse entre les générations », Libération, samedi 24 novembre 2001.
 - Joseph CONFAVREUX et Laurence DUCHENE, extrait de l’« Avant- Propos : chantier politique des générations ; écart générationnel », Vacarme n°47 (Printemps 2009).
- PLANTU (Le Monde, novembre 2008)

ECRITURE (20 points)
La lecture générationnelle est-elle la seule opérante pour lire la crise ?



Doc. UN : François Ricard, La Génération lyrique, Climats, 1992
Appartenir à la génération lyrique, c’est venir au monde dans la joie. Quand j’essaie de me représenter le climat dans lequel nos parents, enfants de la crise et de la guerre, nous ont conçus, l’image qui me vient à l’esprit est pleine de lumière et de fraîcheur. C’est une sorte de matin du monde. La guerre se termine et les hommes comme les femmes sont enfin démobilisés ou le seront prochainement. Leur pays appartient au camp des vainqueurs. Avec leurs alliés, ils ont réussi à terrasser l’ennemi, et leurs valeurs – liberté, tolérance, piété – ont prévalu. Le monde qui s’annonce les comble de ravissement. L’époque est au désir, à l’ascension. Mais eux qui, au fond, n’ont pas appris comment ni quoi désirer, ils ne savent pas ce que c’est qu’une vie gouvernée par le désir et l’attente. Ils n’en sont ni déçus ni désespérés, loin de là. Mais quelque chose leur dit, tout simplement, qu’ils ne sont pas faits pour ces merveilles-là. La procréation aura donc été leur moyen de s’adapter à la conjoncture, d’exprimer le soulagement et la confiance que leur apportait leur époque. Cette terre de promesse, il fallait bien la peupler.
Appartenir à la génération lyrique, c’est donc venir au monde dans le nombre. Non seulement les jeunes affluent en masse innombrable,  mais c’est en outre une masse de plus en plus lente et qui n’en finit plus, dans la durée, de s’accumuler, de grossir, de s’étendre, et ce faisant, de peser davantage. Une nouvelle façon de vivre et d’éprouver la condition de jeune prend ainsi forme et se généralise peu à peu. Au lieu de voir la jeunesse comme une étape ou une transition, garçons et filles s’installent dans la jeunesse pour y demeurer quinze, vingt ans, rejoints pendant tout ce temps par un flot ininterrompu de nouveaux venus qui s’installent à leur tour, sans pour autant les chasser.  Ainsi, tout concourt à donner à l’irruption de la génération lyrique en 68 les caractères d’une véritable invasion.
Quand au lieu de se fondre dans la société et d’être peu à peu absorbés par elle, ils en viennent à former comme une autre population à l’intérieur de l’ancienne, alors le monde est ébranlé dans ses bases même et tout son vieil équilibre interne en est compromis. Dès lors, la position de la jeunesse devient centrale : tout le système, toute la société s’organise dès lors en fonction de la jeunesse, en qui tend à se concentrer la puissance de dicter et d’incarner les normes, de fixer les buts et les valeurs, de justifier et d’inspirer l’action. Il y a eu invasion c’est à dire prise de possession du territoire, éviction des anciens occupants par un groupe nouveau, supérieur en nombre et en vigueur et qui maintenant peut imposer sa loi.

Doc 2 : Louis CHAUVEL « Une guerre silencieuse entre les générations », Libération, samedi 24 novembre 2001.


Pourquoi remettre en selle la question des générations ? N'est-ce pas une vieille lune ?
La vision actuelle, dominante, de la question des générations est un joli conte pour enfants sages : au sein des familles, les générations vivent une idylle, dans un lieu pacifique d'échanges affectifs, d'échanges de services, de solidarité économique inédite... Or, derrière cette façade pacifiée, parfois vraie, hors des murs du foyer, une guerre des générations sociales s'est déroulée. Une guerre silencieuse, inexprimée, qui s'est soldée par un désastre pour les nouvelles générations, nées trop tard, ce que nous n'avons pas encore bien mesuré. Chronos est la figure mythique qui lui correspond : ce dieu qui a châtré son père et dévoré ses enfants. Sa jeunesse éternelle est à ce prix.
Sur quoi vous appuyez-vous pour affirmer cela ?
Cette interprétation finale résulte de constats jusque-là épars, patiemment assemblés, articulés. Aujourd'hui, la situation des nouvelles générations est pire que celle des précédentes. Pour la première fois, un rapport de forces en leur défaveur apparaît ; une redistribution sauvage, de grande ampleur, des revenus s'est réalisée. Sans aucune discussion politique, sans réflexion collective ni débat médiatique. Pour comprendre cette fracture générationnelle, quelques chiffres s'imposent : en 1975, par exemple, les jeunes gagnaient 15 % de moins que leurs parents. Aujourd'hui, ils gagnent 35 % de moins c'est considérable. Imaginez une augmentation équivalente de l'impôt sur le revenu, la violence du débat qui en résulterait. Mais ici, pas un mot. De la même façon, en 1975, un jeune qui terminait ses études entrait sur le marché du travail avec un taux de chômage de 4 % : à l'époque, les patrons se battaient pour le recruter. A partir de 1985, on pleure pour être recruté : à la sortie des études, le taux de chômage est de 33 %. Et l'épreuve du chômage laisse des séquelles durables. Aujourd'hui, heureusement, nous sommes redescendus à 18 %. Mais il reste que ces nouvelles générations ont traversé un long hiver dont elles sortent à peine et l'histoire à venir n'est pas écrite.
Ne s'agit-il pas d'un problème de circonstances historiques et économiques plus que d'un conflit de générations proprement dit ?
C'est en partie vrai. Les générations qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu sont les plus de 55 ans, ceux nés aux environs de 1945. Ces générations ont connu un succès économique et social extraordinaire. Historiquement exceptionnel. Les jeunes de 1968 ont certes obtenu une liberté morale, mais surtout des droits économiques, liés à une dynamique historique, qui leur a donné accès à des situations extraordinaires par rapport à celles de leurs parents. En 68, la misère générationnelle, c'était plutôt les vieux ; désormais, la misère sociale, économique et symbolique, ce sont au contraire les jeunes, que l'on dit "pleins d'avenir". Il existe évidemment de grandes différences entre les classes sociales, mais la moyenne des situations vécues diverge totalement d'une génération à l'autre, ce qui crée le Zeitgeist, l'ambiance, l'esprit du temps où s'épanouira ou non la génération. Ainsi, pour les jeunes d'aujourd'hui, les titres scolaires sont-ils socialement dévalués. Ils subissent une forme de déclassement social par rapport aux parents et une baisse considérable de revenus, qui n'est pas rattrapée en vieillissant. Alors même que les changements culturels ont porté aux nues les valeurs de consumérisme, les marques, les voyages, etc. Aujourd'hui, les voyages forment plus la vieillesse que la jeunesse.
Propos de Louis CHAUVEL recueillis par Emmanuel PONCET,
« Une guerre silencieuse entre les générations », Libération, samedi 24 novembre 2001.



Doc 3 : Joseph CONFAVREUX et Laurence DUCHENE, extrait de l’« Avant- Propos : chantier politique des générations ; écart générationnel », Vacarme n°47 (Printemps 2009).


Les inégalités générationnelles sont criantes, même si les dominants et les dominés en la matière ont pu changer au cours des âges. Hier c’était les vieux qui étaient défavorisés, aujourd’hui ce sont les jeunes : entre les années 1970 et aujourd’hui le taux de pauvreté des plus de 60 ans a été divisé par deux, tandis que celui des 20-30 ans a, lui, été multiplié par deux. On serait en droit de se demander pourquoi les enfants des années 1940 ont connu tout au long de leur vie une situation bien meilleure que celle de leurs prédécesseurs, pourtant contemporains de la croissance des 30 glorieuses durant leur vie professionnelle, et pourquoi leurs successeurs ont peu de chance de connaître une situation au moins semblable à celle de leurs aînés. Ce sentiment de rupture du compromis intergénérationnel, sensible aussi dans la consommation à outrance des énergies fossiles, constitue le motif principal d’une politique des générations à venir. Mais cette dernière ne peut se réduire pour autant à aiguiser les couteaux pour égorger les Fat Cats, comme certains sociologues américains nomment la génération des baby boomers. Confondre politique des générations et guerre des âges, c’est manquer les possibles rebasculements des inégalités d’un âge vers l’autre : ce qui est odieux dans la génération des Fat Pigs— comme les nomment leurs enfants déclassés — n’est pas qu’ils aient bénéficié, à tous les âges, des conditions les meilleures, mais qu’ils sont en partie responsables de ce que les générations suivantes ne peuvent prétendre à un destin similaire. Mais c’est aussi croire que le partage d’une expérience générationnelle (positive ou douloureuse) suffit pour être constitué en génération politique.
Être dominé ne suffit pas pour que l’expérience générationnelle devienne une conscience politique, et la génération demeure une identité floue et fluctuante. Renoncer à une guerre des générations sans renoncer à lutter contre les inégalités intergénérationnelles revient plutôt à proposer une lecture du monde social qui ne serait pas indifférente aux âges, comme on a combattu l’indifférence au sexe ou à la couleur de peau, mais qui ne se réduise pas à ces différences.
La lutte des générations ne peut être pensée autrement que comme l’établissement d’un front démographique contre un autre, que si elle fonctionne comme révélateur — et possible levier de transformation — de structures sociales injustes.

 Doc 4 : PLANTU 

Ce dessin a été publié en novembre 2008, au moment où la crise du capitalisme boursier apparaissait dans toute son ampleur. 


mercredi 17 novembre 2010

Galtier-Boissière ; le bourrage de crânes

Le développement des medias de masse après la première guerre mondiale a vu naître un mouvement de suspicion à leur égard qui, dans tous les pays, a pris des formes variées. L’idée partout récurrente étant que la diffusion de l’information par les médias de masse pouvait avoir une fonction d’embrigadement des foules, de conditionnement des individus, de propagande idéologique.
La presse française, soumise aux Etats-Majors, a été dénoncée dès 1915 par des pacifistes ou des poilus qui ont fondé des journaux pour dénoncer « le bourrage de crâne » : Le Canard Enchaîné fondé en septembre 1915 par Maurice et Jeanne Maréchal, et le Crapouillot de Jean Galtier Boissière, fondé en août 1916. Voici ce qu’il en dit dans ses Mémoires :
« La plupart des journaux du front se donnaient pour mission de distraire les poilus d’un régiment ; la rédaction et l’illustration étaient du cru et exprimaient l’esprit particulier d’une unité en faisant un sort aux bons mots du colonel et aux facéties du capitaine adjudant-major. Lorsque je fondai Le Crapouillot, mon dessein fut autre ; ma feuille poilue eut tout de suite une tendance marquée au débourrage de crâne, en réponse aux rodomontades des journaux de l’arrière qui exaspéraient les hommes de première ligne ; de plus, elle entendait s’adresser aussi bien aux immobilisés de l’arrière qu’aux soldats et était décidée à chercher ses collaborateurs non point seulement dans le cadre du régiment, mais parmi tous les écrivains ou artistes combattants afin de donner, en face de la convention et du mensonge, une image réaliste et authentique de la guerre. »
Voici un extrait d’une des chroniques de Jean Galtier-BoissièreQuand la Grande Muette parlera, qui met en lumière le divorce entre l’événement vécu par les soldats et la communication qui en est faite à l’arrière :
« Et tandis que les bonshommes, couverts de boue, éclaboussés de sang, gravissent péniblement leur indescriptible calvaire, la « grande guerre » à l’arrière est traduite en livres, en articles, en dessins, en films, en chansons. Une horde d’industriels de la pensée et de l’image se sont jetés sur la grande catastrophe comme des mouches sur une charogne. A de rares exceptions près, ceux qui font la guerre ne sont pas ceux qui la racontent. A l’arrière, chaque profiteur a son filon, sa boutique, où il détaille, à tant la  ligne, le dessin où la scène, l’héroïsme des autres ; et les civils ne peuvent apercevoir le grand drame qu’à travers les verres de couleur de ces charlatans qui vivent de la guerre, tandis que les autres en meurent.
Au cinéma, le permissionnaire contemple avec stupéfaction des sections de figurants enthousiastes, qui franchissent de terribles barrages de pétards à un sou et montrent aux gogos de l’arrière comment on meurt sur le front, le sourire aux lèvres et la main sur le cœur, tandis que l’orchestre susurre La Valse Bleue. Dans les beuglants, de faux poilus affirment, convaincus, qu’il ne faut pas s’en faire et qu’ils ne passeront pas, tandis que les dondons aux florissants appas célèbrent l’éternelle bonne humeur des « chers poilus » en exhibant leurs mollets pour faire tenir jusqu’aux bouts les vieux messieurs de l’orchestre.
Les feuilles humoristiques perpétuent la légende du poilu rigolo et s’acharnent sur les lâches Boches qui ne s’interrompent de couper les mains des petites filles que pour lever les leurs en l’air. Quant aux grands journaux dits d’information, leurs colonnes sont bourrées d’enthousiastes récits de combat et de ces ineptes bons mots de poilus, composés à la grosse par des spécialistes qui adis faisaient pour le même prix les mots de Forain ou de Tristan Bernard.
Mais ce qui déconcerte le plus les soldats, c’est de voir que l’élite des intellectuels n’a pas su s’élever au-dessus du patriotisme de cinéma et fait chorus avec les vils professionnels du bourrage de crâne. »
Mémoires d’un Parisien, I, La table ronde, 1960

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sur ce site, photos de guerre 14-18

mardi 16 novembre 2010

Michelet _ Les deux fleuves


A Lyon plus qu’à Rome, plus qu’à Paris, plus qu’en nulle autre ville, la nature a renduvisible,  palpable sous forme matérielle et dans la physionomie même des lieux, la lutte de deux âmes et de deux esprits.  Oui, malgré l’effort méritoire des beaux fleuvesqui viennent y mêler leurs flots et leurs populations, malgré le génie pacifique de cettenoble reine, la Saône, malgré la peine que se donne, après cent détours, le Rhône pour atteindre ce mariage qui fait sa grandeur et son nom, la nature, front à front, y pose les deux révélateurs de la guerre intérieure de Lyon, deux rocs, la Croix-Rousse et Fourvière.
J’avais senti cela confusément, dès mon premier voyage à Lyon en 1830,[1]mais je voyais encore sans voir. Je sentais,  mais d’un cœur aveugle.
Je vis bien dès ce jour l’opposition des deux montagnes, de la montagne mystique et de celle du travail : mais je ne sentis pas leur guerre. La conciliation des deux fleuves, la rencontre de tant de provinces, l’autel romain des soixante nations des Gaules, ces souvenirs d’union me voilaient la lutte réelle.
Je retournai à Lyon deux fois, trois fois, et m’initiai aux mystères du travail, à ce laborieux effort de tant d’arts combinés, qui des mains maigres d’un peuple sans air et sans soleil, fait fleurir pour toute la Terre l’incomparable iris de fleurs qu’on appelle la soierie de Lyon. Mais c’est la dernière fois seulement, en octobre 1853, que, distrait par le détail, mûri par tant d’épreuves et plus éclairé par le cœur, j’eus la révélation complète.
Les uns croient au Lyon des miracles, au secours de la charité ; ils viennent solliciter le prêtre, distributeur des aumônes du riche ; s’ils peuvent, ils s’assoient au banquetdu couvent et s’ils peuvent, ils y resteront. Leur pèlerinage est à Fourvière.
Mais toi, bon travailleur, tu n’iras pas solliciter la grâce et le bon plaisir, la faveur capricieuse ; tu crois à la justice, au travail, à la liberté. Et tu vas chercher la montagne du travail, la sérieuse Croix-Rousse. Tu ne veux de banquet que le pain gagné de tes mains.


1.       Michelet (1798/1874) est l’un des premiers historiens romantiques. Auteur, lors de ce premier voyage, de la célèbre formule :  la colline qui travaille et la colline qui prie.


Forme : Du point de vue du genre, c’est un  récit de voyage au je, du point de vue du registre, c’est un texte descriptif à teneur argumentative et à historique.  
Fonction : Il vise à interpeler le lecteur sur la configuration symbolique de la ville de Lyon, avec l’affrontement très marqué  entre les deux collines et les deux peuples qui, au dix-neuvième siècle, les habitent.
Signification On peut dégager une première signification de ce texte : la supériorité morale de l’homme qui travaille et se construit lui-même sur celui qui prie et se repose sur les autres et la religion. Cette distinction présuppose un soutien politique du peuple (ici des canuts) sur la bourgeoisie marchande.
Cette signification s’exprime de manière poétique à travers la création d’un symbole : la nature dit l’Histoire, et l’Histoire se fait à partir de la nature. Thème très romantique.

dimanche 7 novembre 2010

Jeunisme

BTS CI Novembre 2010

Vous ferez de ces quatre documents une synthèse objective, concise et ordonnée
-  Gabriel CHEVALLIER , Chemins de solitude , Ed Cartier,, 1945
 -.Philippe CANTEFIER, « Généalogie des temps difficiles » Revue Esprit, 2002
- Robert REDEKER, « La mort de la mort »  Le Monde le 01er novembre 2008)
-  Francisco DE GOYA  ( 1746-1828 ) . Les Vieilles ( entre 1810 et 1812 ).
     

Document un

Dans cette page extraite de Chemins de Solitude (1945) l’écrivain Gabriel Chevallier évoque le temps de son enfance et les vieux qu’il connut alors, gens de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle nés aux alentours de 1830 :

«Je n’ai pas connu ces vieilles gens dans la pleine activité de leurs jours et soumis à la tyrannie des passions. Je ne revois que leurs visages austères de la fin, déjà desséchés, alors que, tout étant pour eux accompli, ils ne pouvaient rien retoucher à leur aventure humaine. N’envisageant plus que l’inéluctable, ils s’apprêtaient à faire devant lui bonne contenance.
Ces ancêtres longtemps oubliés, je sais que je me les représente parés d’un prestige qui tient à ce que l’âge de leur renoncement a coïncidé avec celui de mes premières espérances. Car je sais qu’il fut aussi un temps où je dus lutter contre eux, les renier en quelque sorte, pour aller de l’avant. Je désirais, pour jouer ma partie, ne pas sentir peser sur moi leur air de sévérité et d’ironique expérience. J’aurais été embarrassé de leur expliquer mes actions, non que j’aurais eu à en rougir, mas j’aurais craint leurs moqueries et leurs maximes désenchantées. Je sentais trop l’écart : ils avaient vécu et j’apprenais à vivre.
Ces êtres qui sont déjà dans la tombe près d’un demi-siècle d’avance sur moi, je me sais aujourd’hui leur pair. Par ma propre vie, je mesure la leur, dont j’évalue les limites. Je devine ce que cachaient les attitudes qui m’imposaient jadis. C’est la raison qui fait que je reviens maintenant sans crainte à ces vieillards que j’ai à peine entrevus, figés dans leur sagesse dernière, pour les interroger sur un temps différent du mien et qui fut peut-être plus heureux.
Mais je me dis d’autre part que leur temps a précédé le nôtre, que dans la suite des siècles et des enchaînements de familles ou de générations, nous sommes tous solidaires du résultat à quelque échelon qu’il survienne. Tout cela ne prouve peut-être qu’une chose : que j’atteins un âge où l’on accepte l’idée du submergeant chaos où les êtres s’engloutissent pêle-mêle quelle qu’ait été la somme de leurs œuvres.
Il y avait encore cela chez les vieilles gens dont je parle, cela qui parfois m’écartait d’eux avec crainte : une lueur glacée de leur regard qui me semblait, à tant de questions que j’aurais voulu poser, une réponse sardonique, venue du plus profond d’un grand désespoir. Je sais maintenant qu’il s’agissait de l’incurable désespoir des hommes, ce ma qui donne aux vieillards un air de mendiants. Je sais qu’ils mendiaient quelques jours supplémentaires de chaleur sur leurs vieux os, quelques jours pour voir encore briller le soleil, frémir les branches, glisser les nuages, et qu’ils ont des moments de haine pour la jeunesse, parce qu’elle ne se pose pas à tout instant la question de l’heure, la question du terme. »
Gabriel Chevallier, Chemins de Solitude, Paris, Lyon, Cartier, 1945




Document 2 :
Qu’est-ce qui sépare et cloisonne l’univers des jeunes et celui des vieux ? En tout premier lieu, sans aucun doute, le rejet de la vieillesse. Signe des temps, ce rejet n’a sans doute jamais été aussi vif et sournois que dans la société libérale, puisque le culte de la performance et la chasse au profit qu’elle prône sans cesse s’accommodent très mal de ce qu’incarnent les personnes âgées : Dans cet univers de marques où beauté et séduction paraissent être les seules valeurs authentiques et les seuls langages dignes d’attention, les vieux disent aux jeunes avec trop d’évidence ce qu’inexorablement, et malgré toute la puissance du monde, ils deviendront un jour. Tandis que les medias dominants conditionnent les esprits et prônent partout le culte de nouveauté perpétuelle et de la rentabilité immédiate, suprême utopie, ce qu’expérimentent dans leur déclin irréversible les vieilles générations, c’est l’ironique et intraitable leçon du temps, laquelle jette à la figure de qui contemple leurs rides, leurs gestes étroits et leurs petits pas, le prochain déclin de toutes et de tous. Ce rejet, cette mise à l’écart est ainsi l’expression compréhensible de la peur de la mort.
 Jacques Brel, un jour, l’a magnifiquement chanté :
 «Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit
Et s'ils sortent encore bras dessus bras dessous tout habillés de raide
C'est pour suivre au soleil l'enterrement d'un plus vieux, l'enterrement d'une plus laide
Et le temps d'un sanglot, oublier toute une heure la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend
»
Cette société, dans son ensemble, ne peut-donc qu’être de plus en plus sévère à l’égard des inactifs, vite catalogués comme dépendants, puis comme parasites. A moins de devenir un marché – celui des maisons de retraite, des services et divertissements pour seniors à la bourse encore garnie, la vieillesse ne peut qu’être perçue comme une sorte de scandale : d’où cette « convention obsèques » récemment inventée afin de décharger ses enfants de toute dépense occasionnée par son enterrement
Combien de temps encore subsistera l’idée qu’on a des devoirs envers les anciens, à commencer par celui d’honorer leur mémoire en leur offrant, telle Antigone à son frère, une sépulture décente, dans une société qui, à travers l’illusion du rester jeune et du vivre éternellement,  ne privilégie plus que les droits les plus individuels ?
Philippe Cantefier, « Généalogie des temps difficiles » Revue Esprit, 2002


Document 3 :
Il n'est pas dit que nos arrières petits-neveux prendront, comme nous, le chemin du cimetière à chaque Toussaint. L'évolution des biotechnologies pourrait, en effet, mettre la mort en danger. Très bientôt l'espérance de vie aura doublée par rapport à ce qu'elle était au début du XXème siècle. Certains, en s'appuyant sur les promesses des cellules-souches, sur la régénération, sur la cryonie[1] et sur les transplantations d'organes envisagent même à terme la mort de la mort. Faut-il s'en réjouir ?
Dans quel monde vivons-nous ? Celui des crèmes anti-âge vendues sur l'air du «parce que vous le valez bien ». Celui du viagra et des pilules-minceurs pour femmes ménopausées ? (…) Celui d'une extraordinaire nouveauté : l'enfant contemporain, élevé comme un immortel, c’est-à-dire dans l'ignorance de sa mortalité. Ces symptômes sociaux traduisent l'emprise croissante d'une bio-utopie : celle de la vie n'évoluant ni vers le vieillissement ni vers la mort..

La régénération, qui commence avec les cosmétiques des dames entre deux âges mais dont l'aboutissement s'accomplit dans l'effacement de la mort, est la pire ennemie de la génération, et donc de la jeunesse du monde. Nietzsche craignait de voir se multiplier des « générations d'enfants aux cheveux gris ». Mais c'est l'inverse, tout aussi effrayant, qui se produit : des générations de vieillards à visages et corps juvéniles. De cette façon la vieillesse est en train de phagocyter la jeunesse. Combien de femmes quinquas redeviennent des poupées Barbie ? Combien de grand-pères travaillent leur apparence pour conserver un look de trentenaires ? Pourtant, si la bio- utopie immortaliste se réalise, le résultat sera bien plus radical : la vieillesse aura fait disparaître la jeunesse. Le signe distinctif de la jeunesse : l'avenir. Le signe distinctif de la vieillesse : le passé. Or, la particularité des vieillards aux visages juvéniles qui peupleront la terre une fois que la mort aura disparue s'exprimera ainsi: n'avoir ni passé (du fait de la régénération) ni avenir (du fait de la disparition de la mort). L'avenir est lié à la mortalité. N'a d'avenir que celui qui doit mourir.
La mort de la mort constitue ainsi une menace pour l'humanité elle-même. Le rêve d'immortalité est le rêve de la fin de l'humanité. Le recueillement de la Toussaint - dernier avatar de ce culte des morts  dont chacun sait qu'il est signe d'humanité - nous rappelle que pour rester des hommes nous devons protéger la mort autant que la vie, assumer le défi de notre mortalité. La disparition de la mort serait en effet la vraie mort de l'homme
Robert Redeker pour Le Monde le 01er novembre 2008


Document 4 : Francisco de Goya y Lucientes ( 1746-1828 ) .  Les Vieilles ( entre 1810 et 1812 ).






[1] La cryonie est un procédé de cryoconservation (conservation à très basse température) d'humains ou d'animaux dont la subsistance ne peut plus être médicalement assurée, dans l'espoir de pouvoir les ressusciter ultérieurement