mardi 25 septembre 2012


Diffusion du sport dans la société française

Le développement du sport moderne en France a des origines diverses.  C’est dans la société victorienne que sont nés bon nombre de jeux de ballon, appelés à une renommée mondiale tels le football ou le rugby, de même que le rowing (l’aviron) ou leskating (le patinage). Le sport, découlant aussi d’autres traditions purement françaises (escrime, vélo) ou nord-européenne (gymnastique), est rapidement tombé « dans le filet des idéologies » comme l’a souligné Ronald Hubscher. D’abord apanage des élites, la pratique sportive gagne d’autres classes de la société française dans le dernier tiers du XIXème
 siècle, obéissant aux projets de promoteurs qui la mettent au service de desseins politiques comme le contrôle de la population ou sociaux comme l'hygiènisme. Parmi ces sports, le rugby connaît une diffusion et un enracinement au cheminement singulier.

D’abord pratiqué par des résidents anglais (d’où la création au Havre de la première équipe en 1872, Le Havre Athletic Club Rugby), le jeu gagne ensuite les parcs parisiens où les lycéens imitent les jeunes Britanniques et leurs jeux de ballon (fin des années 1870). Les premières structures rugbystiques naissent au sein d’un plus vaste mouvement de redécouverte du corps et de l’exercice physique après des décennies corsetées par l’austérité et la pudibonderie. C’est dans les clubs d’athlétisme, chers au baron de Coubertin et chapeautés par l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques, que les jeunes lycéens, donc essentiellement de jeunes bourgeois, s’adonnent à ce sport en parallèle avec d’autres. De ce temps date la pratique hivernale, alors que les temps plus cléments sont consacrés à la course à pied ou au vélo.

Après une première phase parisienne, le rugby a gagné l’Aquitaine. À partir de 1912, c’est à Bordeaux, premier foyer rugbystique des rives de la Garonne, qu’André Lhôte peint une première série d’œuvres sur le sport, où la balle ovale figure en bonne place.



André Lhôte, Partie de rugby (1912)

Le tableau s’organise selon une structure en triangle axée sur une verticale décalée sur la gauche. Il figure sept rugbymen qui s’affrontent pour la conquête du ballon. Il peut s’agir d’une touche, c’est-à-dire une phase codifiée de remise en jeu du ballon après que celui-ci est sorti du terrain, ou encore d’une lutte aérienne sur le coup de pied d’envoi. Seul à droite, un joueur se replace et observe cette lutte pour le ballon. Le cadrage ne permet pas de savoir de quel côté du terrain se passe la scène. L’une des équipes arbore un maillot brique rayé de blanc, l’autre un maillot à damier blanc, gris clair, jaune et vert olive. Les cols sont blancs, et les shorts unis ou bicolores. Ces tenues d’arlequin correspondent à la réalité de bon nombre d’équipes qui d’ailleurs mentionnent souvent ce personnage de la commedia dell’arte dans leur dénomination. Il s’agit bien d’un match en compétition comme l’indique le tableau de marque à l’arrière-plan. Ce dernier fait sans doute référence à l’origine britannique du jeu avec l’inscription « event », « événement », et la mention d’un score dont on ne peut dire s’il est celui des visiteurs ou de leurs adversaires. Certains joueurs sautent et tendent les mains vers le ballon pour le capter, d’autres sont au contact qui pour soutenir, qui pour se saisir du porteur lorsque celui-ci retombera en possession de la balle. La dimension collective est rendue avec fidélité puisqu’on perçoit clairement qu’un regroupement, une des phases spécifiques de ce jeu, aura lieu dès qu’une équipe aura conquis le ballon.

L’évolution de Lhôte au sein du mouvement cubiste lui permet une composition géométrique des corps enchevêtrés. Ils prennent leur élan pour « décrocher le ballon-soleil » suspendu en l’air, la balle ovale apparaissant presque ronde car une partie disparaît hors du cadre. L’artiste a abandonné le cubisme analytique développé un temps par ses maîtres pour se rapprocher du cubisme représentatif. Loin d’être éclatée et morcelée, la forme demeure ici cohérente. Dans cette réalisation transparaît toutefois ce qu’André Lhôte a appelé le « coup de foudre », c’est-à-dire l’impression – pour lui la fascination – qu’un mouvement exerce sur le spectateur. Sa fugacité justifie ainsi l’amputation d’une partie des corps et l’imprécision de certains visages sous leur coiffure caractéristique des années folles. Jouant sur la carrure de ces hommes bien découplés, l’artiste compose géométriquement avec les carrés et les rayures aux couleurs adoucies qui font écho au ciel nuageux gris et blanc. Aux figures à angle droit répondent les rondeurs fessières des athlètes révélées par les shorts qui descendent bas sur les cuisses. Ce tableau, très proche de celui conservé au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, peut être daté de 1920. Après la violence et l’horreur de l’épisode guerrier, il rend hommage à une jeunesse joueuse et vivante qui s’adonne au sport, phénomène en plein essor.

Démocratisation des sports collectifs, les facteurs de l’implantation rugbystique

Ce n’est pas un hasard si des artistes tels que Robert Delaunay, dont on connaît la célèbre toile L’Équipe de Cardiff, ou André Lhôte, se fondant sur des croquis pris sur le vif, s’intéressent au sport. Ces artistes ont de fait rendu compte d’un mouvement de fond du premier quart du XX
e siècle, marqué par la massification du sport. Dans le cadre de la République libérale, la loi de 1901 sur la liberté d’association a permis la multiplication, voire l’explosion des structures sportives. Les sports connaissent des caractères d’enracinement et de répartition différents selon les forces politiques et sociales qui les promeuvent. On sait par exemple le rôle des patronages catholiques dans l’extension de certains d’entre eux dans l’Hexagone. Le rugby a d’abord eu un épanouissement parisien et élitiste. Cette phase correspond aux deux dernières décennies du XIXe siècle et s’illustre dans la première finale du championnat de France qui, en 1892, opposa le Stade Français et le Racing Club de France. Ce jour-là, les enfants de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie sont majoritaires dans les deux équipes dont la confrontation est arbitrée par Pierre de Coubertin. Succédant à Paris, Bordeaux devient le centre de gravité de « l’ovalie ». Le Sporting Bordeaux Université Club enchaîne les titres nationaux à la Belle Époque. Puis elle gagne l’ensemble du bassin garonnais, comme l’atteste le titre conquis par le Stade toulousain en 1914, et se répand pratiquement dans toute l’Occitanie. Le jeu remonte ensuite la vallée du Rhône et d’autre part débouche en Auvergne et en Limousin.
Plusieurs facteurs expliquent la spécificité de cette diffusion. Les itinéraires personnels entrent en ligne de compte. Ce sont ceux des étudiants revenant de Paris où ils ont été initiés qui, de retour dans leur province, croisent la trajectoire des premiers entraîneurs – des Anglais, des Écossais, des Gallois – recrutés par les clubs. Les forces politiques et sociales cherchant à encadrer les Français se servent également des sports comme vecteurs de leur implantation. Dans le Sud-Ouest, l’aire du rugby correspond ainsi aux bastions du radicalisme. Sur ces terres, il est pratiqué par la petite et la moyenne paysannerie, une des bases électorales du parti incarnant le pouvoir sous la Troisième République. Ainsi s’est façonné ce « rugby des villages » caractéristique de la pratique française.

dimanche 23 septembre 2012

Le sport automobile


L’essor de l’automobile date des deux dernières décennies du XIXème siècle. Rendus audacieux par les prodigieux progrès de la science et de la technique, des inventeurs rivalisèrent d’ingéniosité, les uns croyant à la vapeur, les autres au moteur à explosion.  En février 1884, Édouard Delamare-Deboutteville (1856-1901) construisait en effet le premier moteur à explosion. Quelques années auparavant, les recherches sur la traction à vapeur – menées par Amédée Bollée (1844-1917), Léon Serpollet (1858-1917) et la Société de constructions mécaniques de Dion-Bouton et Trépardoux – avaient connu de nombreuses applications : le monde industrialisé était mûr pour l’automobile. Des bricoleurs de génie – comme le marquis Albert de Dion (1856-1946), Émile Levassor (1844-1897) ou Serpollet – aux industriels comme André Citroën (1878-1935) ou Louis Renault (1877-1944), des trompe-la-mort qui, dès 1899, dépassaient les 100 kilomètres/heure aux artistes comme Ettore Bugatti (1881-1947), installé en Alsace, les débuts de l’aventure automobile écrivent une saga bien française…
Cependant, ces nouveaux engins faisaient encore peur ; de fortes résistances psychologiques les discréditaient. Ils suscitaient l’incrédulité quant à leur viabilité et à leur endurance. À l’époque, l’automobile est surtout un sport, non un moyen de locomotion, et la compétition devient l’un de ses modes naturels d’expression, synonyme de modernité. Constructeurs désireux de prouver la qualité de leurs modèles et de mettre à l’épreuve leurs innovations techniques, sportsmen adorant relever des challenges, tous participèrent avec enthousiasme à ces courses qui n’étaient pas dénuées de danger puisqu’il y eut des victimes, tant parmi les concurrents que dans les rangs des spectateurs. Néanmoins, elles préfiguraient les grands rallyes automobiles du siècle suivant.

La première grande course automobile fut organisée le 22 juillet 1894. Elle reliait Paris à Rouen. Vingt et un concurrents étaient au départ. Elle éveilla l’enthousiasme du public pour ce genre de manifestation. Les années suivantes virent ainsi se multiplier les courses de « ville à ville » : Paris-Bordeaux les 11 et 12 juin 1895, Paris-Marseille-Paris du 24 novembre au 2 décembre 1896. En 1897 eurent lieu, entre autres, trois compétitions importantes : Marseille-Nice-La Turbie, Paris-Dieppe et Paris-Trouville.

La course Paris-Dieppe se déroula le 24 juillet 1897. Elle rassemblait des motocycles, des voiturettes à vapeur et des automobiles à pétrole. Les concurrents devaient couvrir une distance de 171 kilomètres. La photographie représente l’un d’entre eux, Mayade, vainqueur avec Merkel du Paris-Marseille-Paris l’année précédente sur une Panhard-Levassor quatre-cylindres. Cette course Paris-Dieppe fournit le deuxième des premiers morts de l’automobile : le marquis de Montaignac perdit le contrôle de son véhicule au cours d’un dépassement et versa dans le fossé. La première victime avait été Émile Levassor qui, grièvement blessé pendant le Paris-Marseille-Paris, décéda au début de l’année 1897. Jamin remporta le Paris-Dieppe en 4 heures 13 minutes 33 secondes, sur un tricycle conçu par Léon Bollée. Il réédita cet exploit au cours du Paris-Trouville, le 14 août 1897, avec le même véhicule.
Deux ans plus tard, l’Automobile-Club de France organisa, en collaboration avec le journal Le Matin, un Tour de France en sept étapes du 16 au 24 juillet. Partis de Champigny, les concurrents étaient successivement attendus à Nancy, Aix-les-Bains, Vichy, Périgueux, Nantes, Cabourg et, pour finir, à Saint-Germain-en-Laye, soit une distance de 2 218 kilomètres. À l’arrivée ne se présentèrent que neuf voitures sur dix-neuf au départ, la première étant une Panhard-Levassor 16 chevaux pilotée par René de Knyff qui avait fait le parcours à 48,620 kilomètres par heure, en moins de 45 heures. Mais trois voiturettes sur quatre terminèrent l’épreuve, et seulement neuf motocycles sur vingt-cinq.
Étienne Girard a photographié Le Torpilleur, véhicule conçu par Amédée Bollée fils, fraîchement converti au moteur à explosion. Pourvue de commandes De Dietrich, cette automobile à l’aérodynamisme révolutionnaire pour l’époque s’était illustrée dans le Paris-Amsterdam-Paris en 1898, mais elle ne se présenta pas à l’arrivée du Tour de France automobile en 1899

L’Automobile-Club de France (A.C.F.) avait été fondé le 12 novembre 1895, à l’initiative du marquis Albert de Dion, grand constructeur de véhicules et passionné de compétitions automobiles. Le premier président de cette association fut le baron de Zuylen de Nyevelt. L’A.C.F. devint très rapidement une pépinière d’idées et un lieu de rencontre entre constructeurs. Il présida à l’organisation des expositions et des courses automobiles dont il élabora les règlements.
En 1906, l’A.C.F. organisa la première course portant la dénomination de Grand Prix. Il s’agissait d’une compétition exceptionnelle, qui n’était pas censée devenir régulière. Elle se déroula sur deux jours au mois de juin, sur le circuit du Mans. D’un développement de 105 kilomètres, ce circuit avait une forme approximativement triangulaire. Les concurrents devaient en faire six tours par jour, ce qui représentait un parcours global de 1 260 kilomètres. Il y eut trente-deux engagés représentant douze firmes automobiles différentes. Le vainqueur du Grand Prix fut le pilote hongrois Ferenc Szisz (1873-1944) au volant d’une Renault. Renault tirait essentiellement avantage de ses jantes Michelin amovibles qui, en cas de crevaison, permettaient de changer la chambre à air sans avoir à faire levier sur une jante fixe, opération coûteuse en temps. Les revêtements des routes et des circuits étaient en effet de bien mauvaise qualité, et les changements de pneumatiques étaient fréquents.



L'arrivée du vainqueur. Louis Marie SCHRYVER. [1862-1942] 1906


Le sport automobile est né presque immédiatement après la conception des premières automobiles à essence. En ces premières années de l’aventure motorisée, la France domine la construction et la compétition automobiles, et l’Automobile-Club de France est l’organisateur d’un bon nombre de courses nationales et internationales. Elles partent pour la plupart de Paris vers une autre ville de France ou d’Europe, Amsterdam ou Madrid par exemple. Les concurrents doivent respecter un règlement imposé, qui varie souvent d’une course à l’autre, le seul point commun à la majeure partie de ces compétitions étant qu’un poids maximum est fixé aux véhicules engagés afin de limiter la puissance des bolides en bridant indirectement la taille des moteurs. À cette époque en effet, les moteurs de dix à quinze litres sont assez communs, ce volume étant réparti sur quatre cylindres au maximum. La puissance produite est alors inférieure à 50 chevaux. Le pilote est toujours accompagné d’un mécanicien.

Ces premières courses automobiles se déroulent sur des routes fermées à la circulation, et non sur des pistes construites pour la compétition. C’est le cas tant pour le circuit du Grand Prix au Mans en 1906 que pour le circuit de Dieppe (77 kilomètres) ou le circuit allemand du Kaiserspres (120 kilomètres). Néanmoins, quelques tracés font déjà exception, comme la piste inclinée de forme ovale de Brooklands en Angleterre, mise en service en 1907. Tous les véhicules participants sont peints aux couleurs nationales : bleu pour les automobiles françaises, vert pour les britanniques, rouge pour les italiennes, jaune pour les belges et blanc pour les allemandes. À partir de 1934, les constructeurs allemands décident de ne plus peindre leurs voitures afin d’en réduire le poids, d’où le surnom que l’on donnera aux bolides germaniques : les Silver Arrows, les « Flèches d’Argent ».

À partir de 1922, les courses automobiles s’internationalisent et, en 1924, de nombreux clubs automobiles nationaux se fédèrent pour former l’Association internationale des automobiles-clubs reconnus (A.I.A.C.R.). Les voitures françaises, emmenées par Bugatti, mais comprenant aussi des Delage et des Delahaye, continuent à dominer la compétition jusqu’à la fin des années 20, époque à laquelle les automobiles italiennes – Alfa Romeo et Maserati – commencent à s’imposer régulièrement sur les circuits. Les véhicules sont alors devenus des monoplaces – le mécanicien de bord a disparu au début des années 20 – et sont propulsés par des moteurs de huit à seize cylindres surcompressés, produisant jusqu’à 800 chevaux. Après la Seconde Guerre mondiale, l’A.I.A.C.R. se réorganise en une Fédération internationale de l’automobile qui crée un Championnat du monde des pilotes de Formule 1 en 1950 et organise la première course internationale, courue le 13 mai 1950 à Silverstone, en Grande-Bretagne

samedi 22 septembre 2012

La catastrophe du mont-Cervin (juillet 1865)


L’invention de l’alpinisme remonte à la fin du XVIIIe siècle. Cette pratique sportive est celle des premiers « touristes », ces riches Anglais découvrant l’Europe à travers leGrand Tour d’un certain nombre de sites historiques, culturels ou artistiques. Des balcons des maisons aristocratiques bordant le lac Léman, on découvre les crêtes enneigées des sommets alpins. Naît alors l’idée de les escalader. La première marche majeure est franchie par les Chamoniards Michel Paccard et Jacques Balmat le 8 août 1786. La voie est ouverte, et un à un les sommets sont vaincus. Il reste toutefois des pics mythiques alors que le XIXe siècle avance. Le Cervin (le Matterhorn des germanistes) est l’un d’eux. Sa conquête, mise en image par Gustave Doré, est souvent notée comme la deuxième date essentielle de l’alpinisme après 1786. Son ascension, soixante-dix-neuf ans après, est l’œuvre d’une cordée européenne chevronnée composée d’Anglais, de Suisses et de Français.

L’Anglais Edward Whymper est un des pionniers légendaires de la genèse de l’alpinisme. Au début du mois de juillet 1865, il réunit dans le village de Zermatt (canton du Valais), au pied du mont Cervin, un groupe de montagnards expérimentés. Il y a là le Français Michel Croz, guide de Chamonix, deux guides valaisans, les Taugwalder père et fils, et trois Anglais, Charles Hudson, lord Francis Douglas et Douglas Robert Hadow. Ce dernier préfigure les actuels athlètes qui enchaînent les ascensions : il a, la semaine précédente, escaladé le mont Blanc en quatre heures et demie. Les alpinistes se mettent en route le 13 juillet pour bivouaquer au soir au pied de la montagne. L’ascension est réalisée dans la matinée du 14, et le sommet est atteint à 13 h 40 ce même jour. Après une heure de pause, la cordée se remet en route, et c’est lors de la descente par l’arête nord que survient le drame : Douglas Robert Hadow, deuxième derrière Croz, fait un faux pas et entraîne le premier de cordée, Hudson et Douglas dans l’abîme pour une chute de 1 200 mètres. Les deux Taugwalder et Whymper ont la vie sauve car la corde a cédé sous le poids des quatre hommes.


Durant son assez courte existence, Gustave Doré (1833-1883) s’est découvert un amour passionné pour la montagne. Alpiniste enthousiaste, il a croqué des paysages montagneux au cours de ses randonnées en Espagne, en Écosse et dans les Alpes. Il s’est rendu à plus de douze reprises en Suisse entre 1853 et 1881. Alors qu’il séjourne à Zermatt à la fin de 1865, il réalise deux œuvres associées : L’ascension du mont Cervin et La catastrophe du mont Cervin ; la chute. Le premier dessin, l’un des rares où figure un sommet, a été exécuté à la plume, au lavis d’encre de Chine et à la gouache. Il représente l’arrivée au sommet au début de l’après-midi du 14 juillet. L’artiste est ici dans l’interprétation narrative plus que dans une description topographique exacte.

Les sept hommes, pourtant réduits à la taille d’insectes, triomphent du formidable gigantisme de la montagne. Cette œuvre s’ordonne selon une construction pyramidale dont la partie sommitale du Cervin constitue l’essentiel. Elle est composée de plans très sombres se succédant jusqu’au pyramidion atteint par la cordée. Sur la gauche la falaise vertigineuse ouvre sur un vide béant. À l’arrière-plan figure un massif moins élevé avec ses glaciers et ses névés. Le ciel, couvert et bouleversé, les contrastes de lumière, rappellent la dureté de l’ascension, la menace oppressante de la nature face à l’audace des hommes. Ce thème sinistre est illustré au bas du tableau par des oiseaux rapaces de grande envergure et de mauvais augure, chassés de leurs aires par l’irruption des alpinistes.
Juste silhouettés au sommet, les sept montagnards aguerris lèvent au ciel ces longs bâtons recourbés que sont alors les piolets. La tête de la cordée s’enthousiasme alors que les derniers sont encore dans l’effort des derniers mètres d’ascension. Contrastant avec le caractère inquiétant de l’ensemble, l’élément humain révèle, même dans une toute petite dimension, l’euphorie, la jubilation des hommes triomphant de l’élément hostile.


Jusqu’au XVIIIe siècle, le rapport des Européens à la nature fait que certains territoires sont considérés comme des déserts, des espaces répulsifs. L’insuffisance des rendements agricoles amène l’extension maximale des terres cultivées. Les montagnes elles-mêmes sont couvertes de champs tant que l’enneigement annuel et la pente le permettent. En été, les villageois empruntent les cols pour aller faire des achats ou participer à des fêtes dans les vallées voisines. Nul ne se soucie alors d’atteindre les crêtes et les sommets des massifs escarpés.


Les profonds bouleversements économiques et sociaux engendrés par l’âge industriel conduisent à de nouveaux comportements. Ils apparaissent d’abord dans la bourgeoisie britannique, première bénéficiaire de cette révolution qu’elle a menée et qu’influence aussi le goût pour les espaces sauvages né du sentiment romantique. La fascination que la puissance des éléments exerce sur Doré en fait un des représentants de cette sensibilité.

Comme les « territoires du vide », les littoraux, décrits par Alain Corbin, ces « territoires du haut » sont peu à peu parcourus par des touristes, des randonneurs, des alpinistes, qui ont recours à des hommes d’expérience. Le mouvement est lancé. Zermatt devint rapidement un des « hauts lieux » de l’alpinisme. Après les sommets de leur continent, les Européens et plus particulièrement les Anglo-Saxons ont conquis toutes les montagnes du monde.

Si la conquête alpiniste est l’œuvre d’une élite économique et sociale, elle n’est cependant pas confidentielle. La seconde moitié du XIXesiècle voit l’émergence des médias populaires avec la baisse du prix des journaux et les progrès réalisés dans la diffusion de l’information. L’Angleterre étant à la pointe de ces évolutions, en tant que pays encore en avance dans les processus économiques, sociaux et culturels liés à l’âge industriel, c’est logiquement au Times que Whymper réserve l’exclusivité de son récit. Sa relation paraît le 8 décembre 1865 et fait le tour du monde, reprise par de nombreux journaux populaires à grand tirage dont le lectorat se régale de cette histoire de triomphe et de catastrophe. Elle prend place parmi les plus fameux faits divers de ce temps.


dimanche 9 septembre 2012

Barthes ; Un monde où l'on catche


ROLAND BARTHES (1915-1980), Mythologies (1957), « Le monde où l’on catche », coll. « Points Essais ». © Éditions du Seuil.

Mythologies est un ensemble de textes qui ont pour finalité de déchiffrer certains signes illustratifs de la société française des années 1950. Dans « le monde où l’on catche », Roland Barthes analyse les caractéristiques et le fonctionnement du catch, ses significations et les attentes des spectateurs.

Il y a des gens qui croient que le catch est un sport ignoble. Le catch n’est pas un sport, c’est un spectacle, et il n’est pas plus ignoble d’assister à une représentation catchée de la Douleur qu’aux souffrances d’Arnolphe ou d’Andromaque. Bien sûr, il existe un faux catch qui se joue à grands frais avec les apparences inutiles d’un sport régulier; cela n’a aucun intérêt. Le vrai catch, dit improprement catch d’amateurs, se joue dans des salles de seconde zone, où le public s’accorde spontanément à la nature spectaculaire du combat, comme fait le public d’un cinéma de banlieue. Ces mêmes gens s’indignent ensuite de ce que le catch soit un sport truqué (ce qui, d’ailleurs, devrait lui enlever de son ignominie). Le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison; il se confie à la première vertu du spectacle, qui est d’abolir tout mobile et  toute conséquence: ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit
Il s’agit donc d’une véritable Comédie Humaine, où les nuances les plus sociales de la passion (fatuité, bon droit, cruauté raffinée, sens du « paiement ») rencontrent toujours par bonheur le signe le plus clair qui puisse les recueillir, les exprimer et les porter triomphalement jusqu’aux confins de la salle. On comprend qu’à ce degré, il n’importe plus que la passion soit authentique ou non. Ce que le public réclame, c’est l’image de la passion, non la passion elle-même. Il n’y a pas plus un problème de vérité au catch qu’au théâtre. Ici comme là ce qu’on attend, c’est la figuration intelligible de situations morales ordinairement secrètes. Cet évidement1 de l’intériorité au profit de ses signes extérieurs, cet épuisement du contenu par la forme, c’est le principe même de l’art classique triomphant. Le catch est une pantomime immédiate, infiniment plus efficace que la pantomime théâtrale, car le geste du catcheur, un geste secret effectivement cruel transgresserait les lois non écrites du catch et ne serait d’aucune efficacité sociologique, comme un geste fou ou parasite. Au contraire, la souffrance paraît infligée avec ampleur et conviction, car il faut que tout le monde constate non seulement que l’homme souffre, mais encore et surtout comprenne pourquoi il souffre. Ce que les catcheurs appellent une prise, c’est-à-dire une figure quelconque qui permet d’immobiliser indéfiniment l’adversaire et de le tenir à sa merci, a précisément pour fonction de préparer d’une façon conventionnelle, donc intelligible, le spectacle de la souffrance, d’installer méthodiquement les conditions de la souffrance : l’inertie du vaincu permet au vainqueur (momentané) de s’établir dans sa cruauté et de transmettre au public cette paresse terrifiante du tortionnaire qui est sûr de la suite de ses gestes : frotter rudement le museau de l’adversaire impuissant ou racler sa colonne vertébrale d’un poing profond et régulier, accomplir du moins la surface visuelle de ces gestes, le catch est le seul sport à donner une image aussi extérieure de la torture. Mais ici encore, seule l’image est dans le champ du jeu, et le spectateur ne souhaite pas la souffrance réelle du combattant, il goûte seulement la perfection d’une iconographie. Ce n’est pas vrai que le catch soit un spectacle sadique : c’est seulement un spectacle intelligible.

Pour analyser le document
1. Retrouvez dans le texte tout ce qui permet de définir et de caractériser le catch : nature, déroulement, finalité, importance de la « forme ».
2. Malgré de nombreuses analogies avec le théâtre, le catch est présenté comme différent. Identifiez les analogies, puis expliquez les différences.
3. Quel est l’intérêt du catch pour le public, selon l’auteur ? Est-il un sport ou un spectacle ?

Les catcheurs Félix Micquet et “Taverne”

Le culte du sport


Première partie : synthèse (/40 points) :
Vous rédigerez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents suivants :
1. « Le sport, idéal démocratique ? », entretien avec Isabelle Queval, laviedesidees.fr.
2. Jean Giono, Les Terrasses de l’île d’Elbe, Gallimard, 1976.
3. Luc Ferry, « Le culte du sport, école de vertu ? », Le Figaro, 17 juin 2010.
4. François Rousseau, Dieux du stade 2011, www.stade.fr.

Deuxième partie : Ecriture personnelle (/20 points) :
Pensez-vous que le sport mérite le culte qui lui est fait dans notre société ?

Document 1 :

La Vie des Idées – Spectacle planétaire par excellence, plus encore peut-être que les Jeux Olympiques, la Coupe du Monde de Football capte l’attention des médias, constitue pour les grandes firmes l’occasion d’investissements et de profits conséquents et, ici ou là, détourne les opinions publiques des enjeux politiques ou économiques auxquels elles sont aujourd’hui confrontées. En un mot, la Coupe du Monde de Foot, est-ce encore du sport ?
Isabelle Queval – La formulation même de votre question pointe la nécessité de définir avant tout ce qu’on entend par « sport ». Car la Coupe du Monde de football n’incarne pas bien évidemment l’exhaustivité des significations de ce terme. Vous donnez ici en exemple un sport pratiqué à très haut niveau, qui est en outre le plus populaire, le plus universel, mais aussi l’un des plus professionnalisés. C’est pour cela que la Coupe du monde de football est l’un des emblèmes du sport-spectacle, avec ce que cela suppose d’enjeux économiques, politiques ou géopolitiques, le tout poussé jusqu’à ses limites les plus outrancières. Donc, oui, la Coupe du monde de football est bien du sport, à condition de dégager plusieurs niveaux de réflexion.
D’abord il est impératif de toujours bien distinguer entre le sport de haut niveau et le sport de masse, ou entre la compétition professionnelle, la compétition amateur et la compétition de loisirs, ou encore de trancher parmi les finalités qui peuvent être celles du sport d’élite, du sport-santé, de l’éducation physique scolaire, le tout étant souvent et indûment regroupé sous l’appellation « sport ». Or tout n’est pas sport – le jardinage ou la montée d’escaliers qui peuvent représenter des « exercices physiques » recommandés par la médecine n’en sont pas –, les sports eux-mêmes ont des finalités qui peuvent varier à l’intérieur d’une même discipline, par exemple selon l’intensité de l’entraînement. Enfin le sport de haut niveau s’est constitué à partir des années 1960-1970 une sphère propre, avec ses codes, son économie, ses modalités de reconnaissance et ses fameuses « dérives » – argent, dopage –, souvent vilipendées.
De là un second niveau de réflexion. Le sport de haut niveau est par essence recherche du dépassement de soi, ce qui change la nature de l’activité. Tout est optimisé, – matériel, matériaux, science des entraînements et science médicale, diététique, psychologie et dopage – pour accroître sans limitation la performance. Dans le même temps, la médiatisation du sport devenu sport-spectacle dans les années 1970, les flux financiers que cela a engendrés, les enjeux politiques qui se sont amplifiés, ont contribué à faire du sport de haut niveau un laboratoire expérimental à différents titres (médical, économique et social). C’est là sans doute son intérêt premier : le sport nous parle de la société, de l’amélioration du corps humain, de la technicisation de l’homme, etc. Le sport en général, le football en particulier. Car un sport planétaire, un sport qui se pratique dans toutes les couches de population, sur les terrains, dans la rue, un sport dont les champions sont des stars surpayées érigées en icônes et qui suscite de tels processus d’identification de la part du public ne peut être isolé de la société et de ses problèmes (la violence, le racisme, les contrecoups de la crise économique etc.). Par là s’effondre sans doute l’idée, plus exactement le mythe d’une contre-société vertueuse que le sport incarnerait, d’un idéal de la démocratie mis à mal par les excès du football et de ses coulisses. Dans le sport comme ailleurs dans la société – mais il faudrait pour les différencier analyser très spécifiquement le statut de la règle – existent la triche, la corruption, la violence, le dopage, etc.

« Le sport, idéal démocratique ? », entretien avec Isabelle Queval, laviedesidees.fr.


Document 2 :

Le sport.
Je suis contre. Je suis contre parce qu’il y a un ministre des Sports et qu’il n’y a pas de ministre du Bonheur (on n’a pas fini de m’entendre parler du bonheur, qui est le seul but raisonnable de l’existence). Quant au sport, qui a besoin d’un ministre (pour un tas de raisons, d’ailleurs, qui n’ont rien a voir avec le sport), voilà ce qui se passe : quarante mille personnes s’asseoient sur les gradins d’un stade et vingt-deux types tapent du pied dans un ballon. Ajoutons suivant les régions un demi-million de gens qui jouent au concours de pronostics ou au totocalcio1, et vous avez ce qu’on appelle le sport. C’est un spectacle, un jeu, une combine, on dit aussi une profession : il y a les professionnels et les amateurs. Professionnels et amateurs ne sont jamais que vingt-deux ou vingt-six au maximum ; les sportifs qui sont assis sur les gradins, avec des saucissons, des canettes de bière, des banderoles, des porte-voix et des nerfs sont quarante, cinquante ou cent mille ; on rêve de stades d’un million de places dans des pays où il manque cent mille lits dans les hôpitaux, et vous pouvez parier à coup sûr que le stade finira par être construit et que les malades continueront à ne pas être soignés comme il faut par manque de place. Le sport est sacré ; or c’est la plus belle escroquerie des temps modernes. Il n’est pas vrai que ce soit la santé, il n’est pas vrai que ce soit la beauté, il n’est pas vrai que ce soit la vertu, il n’est pas vrai que ce soit l’équilibre, il n’est pas vrai que ce soit le signe de la civilisation, de la race forte ou de quoi que ce soit d’honorable et de logique. […]
À une époque où on ne faisait pas de sport, on montait au mont Blanc par des voies non frayées en chapeau gibus2 et bottines à boutons ; les grandes expéditions de sportifs qui vont soi-disant conquérir les Everest ne s’élèveraient pas plus haut que la tour Eiffel, s’ils n’étaient aidés, et presque portés par les indigènes du pays qui ne sont pas du tout des sportifs. Quand Jazy court, en France, en Belgique, en Suède, en U.R.S.S., où vous voudrez, n’importe où, si ça lui fait plaisir de courir, pourquoi pas ? S’il est agréable à cent mille ou deux cent mille personnes de le regarder courir, pourquoi pas ? Mais qu’on n’en fasse pas une église, car qu’est-ce que c’est ? C’est un homme qui court ; et qu’est-ce que ça prouve ? Absolument rien. Quand un tel arrive premier en haut de l’Aubisque (3), est-ce que ça a changé grand-chose à la marche du monde ? Que certains soient friands de ce spectacle, encore une fois pourquoi pas ? Ça ne me gêne pas. Ce qui me gêne, c’est quand vous me dites qu’il faut que nous arrivions tous premier en haut de l’Aubisque sous peine de perdre notre rang dans la hiérarchie des nations. Ce qui me gêne, c’est quand, pour atteindre soi-disant ce but ridicule, nous négligeons le véritable travail de l’homme. Je suis bien content qu’un tel ou une telle «réalise un temps remarquable» (pour parler comme un sportif) dans la brasse papillon, voilà à mon avis de quoi réjouir une fin d’après-midi pour qui a réalisé cet exploit, mais de là à pavoiser les bâtiments publics, il y a loin.

1. totocalcio : loto sportif italien. 2. chapeau gibus : chapeau haut de forme qui peut s’aplatir. 3. l’Aubisque : col des Pyrénées.

Jean Giono, Les Terrasses de l’île d’Elbe, Gallimard, 1976.

Document 3 :

C'est devenu un leitmotiv, un véritable pont aux ânes¹ : le sport, pétri de valeurs éthiques, constituerait un modèle pour la jeunesse. Il serait même urgent de l'introduire davantage à l'école, par exemple l'après-midi, sur le modèle qu'on prête à l'Allemagne. L'esprit d'équipe, le souci du collectif, l'égalité des chances, le dépassement de soi, le fair-play qui anime les sportifs (?) pourraient faire merveille en lieu et place d'une instruction civique défaillante, incapable de contrer cette fameuse « montée de l'individualisme » dont on nous rebat les oreilles à jet continu. Quant à ceux qui n'aiment pas le foot, leur cas relève clairement de la pathologie sociale : ce sont des bourgeois hostiles aux fêtes populaires, des adeptes de ce que Bourdieu nommait la « distinction », des partisans de la ségrégation sociale qui laissent le ballon rond aux classes inférieures comme ils leur abandonnent l'accordéon, le mousseux et le pâté. Le problème, c'est que presque tout est faux dans ce discours lénifiant. D'abord sur le plan sociologique. Depuis des décennies maintenant, rien n'est plus chic ni mieux porté dans les « couches supérieures » que de crier haut et fort son amour inconditionnel du foot ou du rugby - le summum étant, si possible, de parvenir à se faire inviter à la radio ou à la télévision pour commenter un match. Succès d'estime garanti. Politiques, chefs d'entreprise et intellectuels s'y précipitent, prenant un soin émouvant à faire connaître urbi et orbi leur passion, en effet, « populaire ».Sur le plan éthique, le culte du sport qui envahit nos sociétés jusqu'au délire, est plus problématique encore. Car si l'on y réfléchit objectivement, rien n'est moins clairement moral que la réussite sportive. Quoi qu'on en dise pour faire passer la pilule, le talent y joue un rôle infiniment plus important que le mérite. Les dons naturels sont, à l'évidence, l'ingrédient premier, indispensable à la fabrique du champion. Sans eux, tout le travail du monde ne suffira pas, l'être peu doué naturellement n'ayant aucune chance de s'élever vers les sommets par la seule vertu d'un exercice laborieux. Or nul n'est responsable de son talent : il tombe sur les humains comme la pluie, sur les bons comme sur les méchants. En soi, il n'a rien de moral. La preuve ? Tous les dons naturels, sans exception aucune - la beauté, la force, l'intelligence, la mémoire, l'adresse, etc. -, peuvent être mis indifféremment au service du bien ou du mal - ce qui suffit à prouver que la valeur éthique qu'on leur attribue à tort ne leur est pas inhérente mais dépend entièrement de l'usage qu'on en fait. Au niveau politique, le sport n'est guère plus édifiant : une réussite sociale fulgurante mais éphémère, une notoriété proprement insensée, des sommes d'argent aussi hallucinantes que déconnectées de mérites réels, tout cela donne à la jeunesse un idéal qui, pour être en effet celui de la société dominante, n'en est pas moins au plus haut point préoccupant. D'autant que l'objectif est aux antipodes de la culture du livre dont l'école est, en principe, le dernier bastion. L'écrit ne tient ici aucune part, tandis que les écrans, y compris publicitaires, sont omniprésents. Comme le montre Robert Redeker, les valeurs qui animent les compétitions modernes, avec leur fameux « plus vite, plus fort, plus haut », ce culte infini de la performance, cette vénération pour la concurrence égale et libre sont avant tout celles du « toujours plus » ultralibéral. Rien n'y renvoie à ce sens de la limite, voire de l'humilité, qu'implique toute conduite morale. Pas de malentendu, comme tout le monde ou presque, j'aime le sport. (…) Pire, je l'avoue, j'ai regardé en l998 les matchs de l'équipe de France avec bonheur. Cela pour dire que ce n'est pas le sport lui-même qui est ici en cause, mais le cirque indécent qu'on fait autour. Ribéry ou Henry sont peut-être de gentils garçons, mais ils ne sont ni Jésus, ni Galilée, ni de Gaulle, ni Hugo. Ils n'ont pas inventé la pénicilline, ni même l'eau chaude. En faire des demi-dieux aux yeux de millions d'enfants est aussi absurde que nuisible à leur éducation.
1. pont aux ânes : évidence, chose facile.

Luc Ferry, « Le culte du sport, école de vertu ? », Le Figaro, 17 juin 2010.

Document 4 :


 François Rousseau, Dieux du stade 2011, www.stade.fr

samedi 8 septembre 2012

Peinture et sport

Gustave Courbet  - Les lutteurs - 1854

Degas - Stands à Auteuil - 1863


Périssoires sur l'Yerres  - Gustave Caillebotte - 1877


Stewart : Les Dames Goldsmith au blois de Boulogne en 1897 sur une voiturette



Les joueurs de tennis au bord de la mer  - Max Liebermann -  1902



Fernand Léger - Le Cycliste ( 1948)



vendredi 7 septembre 2012

Pistorius, homme de demain ?


Pistorius, prototype de l’homme de demain ?
Par Robert Redeker

 Réservés aux athlètes handicapés, les Jeux paralympiques (dont la quatorzième édition se dérouler à Londres) sont noyées dans des considérations moralisantes et insipides A l’aune de ce discours caoutchouteux, cet article paru dans Le Jeudi (hebdo au Luxembourg), daté du 20-27 novembre 2008

  

Que vante-t-on dans le discours partout répété sur ces athlètes ? Avant tout : le travail accompli pour ressembler aux athlètes valides. Ceux-ci figurent la norme, si ce n’est l’idéal. Ils sont l’étoile dont le handicapé est invité à se rapprocher. Du coup, on refuse de saisir le handisport dans sa spécificité, on s’acharne à le représenter comme une doublure imparfaite du sport valide. Bien naïvement, on reprend un schème platonicien : le sport handicapé est le simulacre du sport en soi, le sport valide. Mieux : le sport handicapé est moins réel que son modèle, le sport valide – cette déficience de réalité explique le moindre intérêt journalistique pour les performances des Jeux Paralympiques et la substitution d’un discours idéologique vague sur les valeurs à l’information précise sur l’événement. Quand les Jeux olympiques valides sont l’occasion d’informer, les Jeux paralympiques sont l’occasion de dissertations fumeuses sur les valeurs. La description par les médias de ces Jeux paralympiques, leur propension à mettre en exergue la distance séparant ce « moins » (le sport pour handicapés) et le « plus » (la compétition pour valides) qui constitue selon eux la norme, correspond exactement à ce que Platon, dans La République, appelle le simulacre. Rien de plus assuré : en insistant sur le resserrement de l’écart entre les deux formes de jeux olympiques, les médias traitent le handisport comme un simulacre.
Sous son apparence bienveillante, affirmative, quasi paternaliste (les valides couvant d’un œil humide et d’un cœur attendri les efforts des handicapés pour leur ressembler), le discours dominant est en réalité une négation du handicap, de sa spécificité, de l’être-handicapé. D’abord – mais c’est la loi de l’idéologie sportive – on ne reconnaît pas la valeur de la faiblesse. On ne reconnaît pas non plus la faiblesse. Valeur et force de la faiblesse sont occultées. Le discours le plus courant sur le handisport exige au contraire que la faiblesse, au lieu d’exhiber sa propre force, autosuffisante, parodie la force des valides sous la forme du simulacre. Tout se passe comme si dans le sport pour handicapés la faiblesse n’avait pas sa place. La voilà niée, éradiquée en paroles, cachée – renvoyée au néant ! Le handicapé, doit être fort. Et s’il ne l’est pas ? On tonitrue alors  sur toutes les ondes : au moins, il doit posséder la volonté d’être, de devenir ou de redevenir, fort. Et s’il ne l’a pas, cette volonté ? Ces exigences ne sont-elles pas une pure et simple négation de ceux qui n’ont ni la force ni la volonté, de ceux qui ne veulent pas la volonté de force ?
En surface, le discours médiatique dominant exaltant le courage des handicapés devenus sportifs de haut niveau tient de la valorisation. Mais, comme ces discours se structurent sur le mode de la négation de la faiblesse et de l’obligation de ressembler à la force des valides,  ils stationnent de fait dans l’ordre du rejet. On n’accepte les sportifs handicapés que dans la mesure où ils cherchent à ressembler à des sportifs valides. Plus généralement, on ne trouve les handicapés sympathiques qu’à partir du moment où ils travaillent d’arrache-pied à  échapper à leur condition, La sympathie des médias, lorsqu’il est question des Jeux handisports, est en vérité une sympathie pour le contraire de ce que les handicapés sont : pour la force, pour la volonté, pour le désir de victoire, de triomphe. A l’opposé de cette propension à la négation, Pascal a écrit une « Prière à Dieu pour le bon usage des maladies » suggérant que la faiblesse, le handicap et la maladie sont aussi des expériences humaines dotées d’une valeur propre, reconnaissance niée par l’exaltation de la force paralympique. Bien loin de Pascal l’époque actuelle suppose qu’il n’y aucun bon usage de la faiblesse possible, qu’elle n’est pas anthropogène. C’est-à-dire : il n’y a de dignité que dans la force.
 Les médias passent à côté d’un autre trait, pourtant frappant, du handisport : ces êtres humains réparés, exhibant leurs prothèses, auxquels ont été ajoutés des pièces détachées dessinent en creux l’essence de l’homme du futur. Rien n’interdit de voir en eux des prototypes. La différence entre eux et nous autres, hommes et femmes valides, tient en ce point : nous vivons pour la plupart avec les organes qui nous ont été donnés par la nature à notre naissance, qui ont cru et qui dépérissent sous l’effet du vieillissement naturel, autrement dit notre unité corporelle est encore naturelle, quand les sportifs handicapés, comme ce fascinant sprinter aux deux demi-jambes artificielles Oscar Pistorius, vivent déjà dans une époque future, celle des hommes bricolés. Leur corps n’a plus l’unité de celui des valides. Ils sont déjà multiples. Leur unité corporelle est déjà très largement artificielle. Les biotechnologies prévoient la possibilité, dans un avenir proche, de remplacer assez facilement des pièces du corps humain, de même que l’univers des cellules-souches promet la possibilité de la régénération de certaines parties du corps humain. Le vieillissement sera combattu par ces deux moyens (prothèses et régénération) – identifions les handisportifs avec des  éclaireurs d’une forme de l’homme à venir. L’unité organique reçue à la naissance, que pour l’heure la plupart des humains ont en partage, ne sera plus alors que le souvenir d’un temps révolu.
 Le fatigant refrain sur l’effort, les valeurs, le courage qui, dans les médias, dans le personnel politique et l’opinion a pris la place d’une attention véritable aux jeux paralympiques a fonctionné sur le mode de l’idéologie : masquer la vérité. D’une part il témoigne d’un appauvrissement du regard sur l’homme en ignorant que le handicap peut mettre sur le chemin d’une expérience de l’humain interdite aux valides. Il ne faut pas sous-estimer cette ignorance dans la mesure où elle traduit une façon insidieuse de rejeter le handicap (et la faiblesse). Elle suppose cet adage : le monde des forts est le seul monde. D’autre part il empêche de formuler l’observation suivante : les Jeux pour handicapés revêtent une importance anthropologique plus grande que les Jeux pour valides, les champions handisports étant des pionniers. Un jour prochain, les valides seront comme les handicapés d’aujourd’hui : reconstruits, réparés, régénérés. Ils seront transis d’artifices. La portée véritable des Jeux handisports n’a pas été aperçue. Pourtant, Pistorius, vainqueur du 100 mètres pour handicapés, nous en dit beaucoup plus sur l’humanité que Bolt, vainqueur du 100 mètres pour valides.  

jeudi 6 septembre 2012

Charte Olympique


Charte de l’Olympisme (1894).

Conçue et rédigée au moment de la restauration des Jeux Olympiques par Pierre de Coubertin, la Charte de l’Olympisme définit ce que doit être  l’esprit des Jeux en tant que philosophie de la vie.



1. L’Olympisme est une philosophie de vie, exaltant et combinant  en un ensemble équilibré les qualités du corps, de la volonté et de  l’esprit. Alliant le sport à la culture et à l’éducation, l’Olympisme se veut créateur d’un style de vie fondé sur la joie dans l’effort, la valeur éducative du bon exemple et le respect des principes éthiques fondamentaux universels.
2. Le but de l’Olympisme est de mettre le sport au service du  développement harmonieux de l’homme en vue de promouvoir une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine.
3. Le Mouvement olympique est l’action concertée, organisée, universelle et permanente, exercée sous l’autorité suprême du CIO,  de tous les individus et entités  inspirés par les valeurs de l’Olympisme. Elle s’étend aux cinq continents. Elle atteint son  point culminant lors du rassemblement des athlètes du monde au  grand festival du sport que sont les Jeux Olympiques. Son symbole  est constitué de cinq anneaux entrelacés.
4. La pratique du sport est un droit de l’homme. Chaque individu  doit avoir la possibilité de faire du sport sans discrimination  d’aucune sorte et dans l’esprit olympique, qui exige la compréhension mutuelle, l’esprit d’amitié, de solidarité et de fair-play.  L’organisation, l’administration et la gestion du sport doivent être contrôlées par des organisations sportives indépendantes.
5. Toute forme de discrimination à l’égard d’un pays ou d’une  personne fondée sur des considérations de race, de religion, de  politique, de sexe ou autres est incompatible avec l’appartenance au Mouvement olympique.
6. L’appartenance au Mouvement olympique exige le respect de  la Charte olympique et la reconnaissance par le CIO.


Pour analyser le document
1. À partir du document, établissez la liste des qualités que l’Olympisme exige et qu’il vise à développer tant sur le plan individuel que sur le plan collectif.
2. Récapitulez ce que cette Charte refuse et précisez sur quel droit elle se  fonde.
3. En quoi les recommandations de la Charte recoupent-elles certains  impératifs de la vie en société ?

mercredi 5 septembre 2012

Les forçats de la route


ALBERT LONDRES (1884-1932), Les Forçats de la route (articles parus dans Le Petit Parisien du 22 juin au 20 juillet 1924).

Journaliste célèbre par la qualité de ses reportages et par le prix qui porte son nom, Albert Londres a suivi le Tour de France de 1924 pour le journal Le Petit Parisien. Ses articles constituent un récit qui a pour titre Les Forçats de la route et qui dépeint une course cycliste bien différente de celle de notre époque.

Le Havre, 22 juin 1924
Hier, ils dînaient encore à onze heures et demie du soir, dans un restaurant de la porte Maillot ; on aurait juré une fête vénitienne car ces hommes, avec leurs maillots bariolés, ressemblaient de loin à des lampions.
Puis ils burent un dernier coup. Cela fait, ils se levèrent et voulurent sortir, mais la foule les porta en triomphe. Il s’agit des coureurs cyclistes partant pour le Tour de France.
Pour mon compte, je pris, à une heure du matin, le chemin d’Argenteuil1. Des « messieurs » et des « dames » pédalaient dans la nuit ; je n’aurais jamais supposé qu’il y eût tant de bicyclettes dans le département de la Seine.
Il me répondit :
– Il faut bien qu’il y en ait un qui commence.
Mais soudain montèrent des cris de : « Fumier ! Nouveau riche ! »et « Triple bande d’andouilles ! »Je fus obligé de constater que, quoique étant seul, la triple bande d’andouilles n’était autre que moi. Alors je vis que j’avais interrompu la marche de tout un peuple passionné qui suivait les coureurs d’un pas olympique.
Il faisait encore nuit, nous roulions depuis une heure et, cette fois, tout le long d’un bois que nous traversions, de grands feux de, sauvages s’élevaient. On aurait cru des tribus venant d’apprendre la présence d’un tigre dans le voisinage : c’étaient des Parisiens qui, devant ces braseros, attendaient le passage des « géants de la route ».
À la lisière du bois, il y avait une dame grelottant dans son manteau de petit gris3 et un gentleman en chapeau claque4. Il était trois heures trente-cinq du matin.
Le jour se lève et permet de voir clairement que, cette nuit, les
Français ne sont pas couchés ; toute la province est sur les portes et en bigoudis.
Les coureurs rament toujours. Le numéro 307 est le premier qui se ressente d’inquiétudes de l’estomac. Il tire une miche d’une besace5 à lie de vin et dévore à grandes dents.
– Mange pas de pain ! lui crie un initié, ça gonfle, mange du riz !
Mais voilà qu’une garde-barrière coupe le peloton en deux : un train arrive. Cinq gars qui n’ont pu passer sautent à terre, empoignent leur machine et traversent la voie, devant la locomotive qui les frôle.
La garde-barrière pousse un cri d’effroi… Les gars, déjà remis en selle, poussent sur leurs pédales.
Montdidier, arrêt, ravitaillement. Je m’approche du buffet.
Je croyais que les géants allaient manger en paix et m’offrir un morceau… J’étais jeune… Ils foncent sur des sacs tout préparés, se jettent sur des bols de thé, m’écrasent les pieds, me pressent les flancs, crachent sur mon beau manteau et décampent.

Pour analyser le document
1. Dites de quoi il est question dans l’extrait proposé et sur quoi, particulièrement, le journaliste met l’accent.
2. Énumérez les différents épisodes rapportés par le journaliste puis déterminez
ce qu’ils ont en commun. Caractérisez – en quelques mots – les points suivants : les spectateurs et leur comportement, les actions et les comportements des coureurs, le départ lui-même, le passage de la voie ferrée.
3. Vous avez certainement vu des images télévisées du Tour actuel* : répertoriez les différences perceptibles entre le Tour de 1924 et le Tour moderne.
Qu’est-ce qui frappe le plus dans ces différences ?

mardi 4 septembre 2012

Homère : Iliade


HOMÈRE (VIIIe siècle avant J.-C.), l’Iliade, chant XXIII, traduction de Victor Bérard
(1955), Bibliothèque de la Pléiade. © Éditions Gallimard.
L’Iliade raconte, sur un mode épique, la guerre opposant Grecs et Troyens. À la fin du récit, la mort de Patrocle, ami d’Achille, est l’occasion de jeux funèbres au cours desquels s’affrontent les guerriers. Ces jeux rituels peuvent être vus comme les précurseurs des Jeux Olympiques.

Sur leurs chevaux ensemble ils lèvent le fouet, les frappent de leurs rênes, et, de la voix, avec ardeur ils les stimulent. Rapides, les coursiers s’éloignent des vaisseaux et dévorent la plaine. Sous leur poitrail jaillit et monte la poussière, à la façon d’une nuée ou d’une trombe. Sous le souffle du vent leurs crinières voltigent. Vers le sol nourricier tantôt les chars s’abaissent, et tantôt dans les airs on les voit qui bondissent. Les cochers sont debout, droits sur les plateformes, et le cœur de chacun palpite du désir d’emporter la victoire. Tous avec de grands cris excitent leurs chevaux, qui volent dans la plaine à travers la poussière.
Mais voici le moment où les coursiers rapides reviennent vers la mer à la fin de la course : c’est alors qu’apparaît la valeur de chacun, quand les chevaux soudain allongent la foulée. Les juments d’Eumélos (1), petit-fils de Phérès, filent droit vers le but. Derrière elles aussi filent les deux chevaux que conduit Diomède (2), les étalons de Trôs (2), et c’est bien de tout près, non de loin, qu’ils les suivent : sans cesse on croit qu’ils vont escalader le char, et le dos d’Eumélos et ses larges épaules sont chauffés par leur souffle, car ils volent en le touchant avec leurs têtes.
Alors le Tydéide (3)  aurait passé devant, ou du moins eût rendu la victoire douteuse, si Phoebos (4) contre lui ne s’était irrité : il fait choir de ses mains le fouet éclatant. Des larmes de dépit coulent des yeux du preux5, car il voit les juments accélérer encore, tandis que ses chevaux courent sans aiguillon et perdent du terrain.
Mais Pallas Athéna (6)  s’aperçoit qu’Apollon vient de causer du tort par fraude au Tydéide. À l’instant elle accourt vers le pasteur de troupes, lui remet un fouet et fait croître la fougue au cœur de ses chevaux. Puis vers le fils d’Admète (1), irritée, elle vient et lui brise le joug qui tient son attelage. Aussitôt ses juments, chacune d’un côté de la piste, s’écartent ; le timon glisse à terre ; Eumélos roule à bas du char contre une roue ; il s’écorche le coude et la bouche et le nez ; il se blesse le front au-dessus des sourcils. Les pleurs voilent ses yeux, sa voix forte défaille.
Le Tydéide alors l’évite et le dépasse. Ses robustes chevaux devancent de beaucoup les autres attelages. À ses coursiers Pallas communique l’ardeur et lui donne la gloire.

1. Eumélos est le fils d’Admète.
2. Diomède et Trôs sont des héros combattants de la guerre de Troie.
3. Le mot Tydéide désigne Diomède.
4. Phoebos est Apollon.
5. Vaillant combattant.
6. Déesse de la sagesse.

Pour analyser le document
1. Expliquez en quoi ce récit constitue un véritable compte rendu sportif.
À quoi le narrateur est-il particulièrement sensible ? Que met-il en relief dans les deux premiers paragraphes ?
2. À partir du troisième paragraphe du texte, quelle intervention vient modifier la course ? Que crée cette intervention ? Que symbolise-t-elle ?
3. Que révèle ce récit concernant les enjeux de la compétition et le comportement des participants ? Quelle réaction de certains concurrents peut paraître étonnante ?