jeudi 17 février 2011

Humour

BTS CI, février 2011

-  Jonathan Swift - Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à charge de leurs parents, 1759
- Arnaud Mercier, « L’avenir du rire », Revue Langages et communication, 1992,
- Gilles LipovetskyL’ère du vide, essai sur l’individualisme contemporain, 1983
- Serre, Humour noir et hommes en blanc, Editions Jacques Glénat, 1975.

DISCUSSION (20 points)
Peut-on réduire l’humour à un « code de dressage égalitaire qu’il faut concevoir ici comme un instrument de socialisation parallèle aux mécanismes disciplinaires. », comme le prétend Lipotvetsy ?


DOCUMENT UN :
Un américain très avisé que j'ai connu à Londres m'a assuré qu'un jeune enfant en bonne santé et bien nourri constitue à l'âge d'un an un mets délicieux, nutritif et sain, qu'il soit cuit en daube, au pot, rôti à la broche ou au four, et j'ai tout lieu de croire qu'il s'accommode aussi bien en fricassée ou en ragoût.
Je porte donc humblement à l'attention du public cette proposition : sur ce chiffre estimé de cent vingt mille enfants, on en garderait vingt mille pour la reproduction, dont un quart seulement de mâles - ce qui est plus que nous n'en accordons aux moutons, aux bovins et aux porcs - la raison en étant que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, formalité peu prisée de nos sauvages, et qu'en conséquence, un seul mâle suffira à servir quatre femelles. On mettrait en vente les cent mille autres à l'âge d'un an, pour les proposer aux personnes de bien et de qualité à travers le royaume, non sans recommander à la mère de les laisser téter à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre dodus, et gras à souhait pour une bonne table. Si l'on reçoit, on pourra faire deux plats d'un enfant, et si l'on dîne en famille, on pourra se contenter d'un quartier, épaule ou gigot, qui, assaisonné d'un peu de sel et de poivre, sera excellent cuit au pot le quatrième jour, particulièrement en hiver.
J'ai calculé qu'un nouveau-né pèse en moyenne douze livres, et qu'il peut, en une année solaire, s'il est convenablement nourri, atteindre vingt-huit livres.
Je reconnais que ce comestible se révélera quelque peu onéreux, en quoi il conviendra parfaitement aux propriétaires terriens qui, ayant déjà sucé la moelle des pères, semblent les mieux qualifiés pour manger la chair des enfants.
On trouvera de la chair de nourrisson toute l'année, mais elle sera plus abondante en mars, ainsi qu'un peu avant et après, car un auteur sérieux, un éminent médecin français, nous assure que grâce aux effets prolifiques du régime à base de poisson, il naît, neuf mois environ après le Carême, plus d'enfants dans les pays catholiques qu'en toute saison ; c'est donc à compter d'un an après le Carême que les marchés seront le mieux fournis, étant donné que la proportion de nourrissons papistes dans le royaume est au moins de trois pour un ; par conséquent, mon projet aura l'avantage supplémentaire de réduire le nombre de papistes parmi nous.
Ainsi que je l'ai précisé plus haut, subvenir aux besoins d'un enfant de mendiant (catégorie dans laquelle j'inclus les métayers, les journalistes et les quatre cinquièmes des fermiers) revient à deux shillings par an, haillons inclus, et je crois que pas un gentleman ne rechignera à débourser dix shillings pour un nourrisson de boucherie engraissé à point qui, je le répète, fournira quatre plats d'une viande excellente et nourrissante, que l'on traite un ami ou que l'on dîne en famille. Ainsi, les hobereaux apprendront à être de bons propriétaires et verront leur popularité croître parmi leurs métayers, les mères feront un bénéfice net de huit shillings et seront aptes au travail jusqu'à ce qu'elles produisent un autre enfant.
Ceux qui sont économes (ce que réclame, je dois bien l'avouer, notre époque) pourront écorcher la pièce avant de la dépecer ; la peau, traitée comme il convient, fera d'admirables gants pour dames et des bottes d'été pour messieurs raffinés.
Jonathan Swift (1759) Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à charge à leurs parents et à leur pays pour les rendre utiles au public.


DOCUMENT DEUX:

Historiquement, le rire a toujours créé des espaces de liberté, percé une faille dans le couvercle du consensus étouffant. Au Moyen Age, la culture populaire s’exprimait au travers de fêtes collectives qui arrivaient à couvrir un total de trois mois par an. Le comique épousait les formes les plus variées de grossièretés, de rabaissements, de travestissements parodiques, d’inversions et de  railleries du pouvoir comme du sacré : le carnaval sacrait roi un bouffon, la « la fête des fous  élisait un abbé, un archevêque et un pape de mascarade, qui entonnaient des refrains obscènes et utilisaient des excréments en guise d’encens.
L’âge classique expurgea les fêtes de ces outrances bouffonnes et de ces éléments obscènes ou scatologiques, tendant à se réduire le rire à l’esprit de contestation, à l’ironie pure. La comédie de Molière, la fable de La Fontaine, la satire de Boileau, portent en eux les germes d’une réflexion et d’une distance : le comique a cessé d’être symbolique ; il est devenu critique, destiné soit à corriger les vices des hommes, soit à contester leur société. Puis sont venues des formes plus modernes et plus individuelles, comme la caricature, le vaudeville, le sketch.
Dans la France démocratique et rigolarde  qui bourre Bercy quand Bigard braille, qu’en est-il de ce rire qui se révélait jadis un formidable rempart contre la tyrannie et une véritable échappatoire face au tragique ? Dans notre société du relativisme, le rire parait n’avoir  plus prise sur rien. Ou bien il meurt, ou bien il trouve refuge dans l'autodérision, puisque le moi reste l'un des derniers bastions à faire tomber.
    C'est là toute l'ambiguïté du rire : L'humour permet d'attaquer publiquement des cibles haut placées, mais, en rendant l'expression de l'agression socialement acceptable, il la prive d'une partie de sa force. « Certains pensent que les histoires drôles politiques étaient inventées par le KGB lui-même, afin de laisser s'exprimer les frustrations et d'éviter des attaques plus sérieuses contre le pouvoir.» écrivit l'historienne Amandine Regamey dans son livre sur la Russie soviétique.
Ce vieux soupçon existait déjà sous les rois de France, avec leurs fameux fous qui, de Philippe V (1316) à Louis XIV (1643), ritualisaient la contestation.  La liberté de ton laissée au bouffon n’était-elle pas l'ultime ruse du pouvoir pour garantir sa pérennité ?  Cette logique de récupération a traversé les siècles, de Juvénal aux satires télévisées. Au début du Bébête show, certains hommes politiques caricaturés ont commencé par protester. Puis, rapidement, ils l'ont vécu comme un signe de reconnaissance, presque une consécration. Ceux qui n'avaient pas de marionnette ont alors commencé à se plaindre, en envoyant des lettres à la production

Arnaud Mercier, « de l’avenir du rire », Langage et Communication 1992



DOCUMENT TROIS :

Il y a eu adoucissement du comique, comme il y a eu adoucissement des châtiments, comme il y a eu diminution de la violence de sang. Aujourd’hui même où la tonalité du comique se déplace, l’humour « digne » ne cesse d’être valorisé : les films de guerre américains, par exemple, sont passées maîtres dans l’art de mettre en scène des héros obscurs dont l’humour froid est proportionnel aux dangers encourus : après le code chevaleresque de l’honneur, le code humoristique  comme ethos démocratique. Impossible de comprendre l’extension de ce type de comportement sans le relier à l’idéologie démocratique, au principe de l’autonomie individuelle moderne ayant permis la valorisation des propos excentriques volontaires, des attitudes non conformistes, détachées, mais sans ostentation ni défi, conformément à une société d’égaux : une pincée d’humour suffirait à rendre tous les hommes frères. L’humour remplit cette double fonction démocratique : il permet à l’individu de se dégager, fût-ce ponctuellement, de l’étreinte du destin, des évidences, des conventions, d’affirmer avec légèreté sa liberté d’esprit. Simultanément, il empêche l’ego de se prendre au sérieux, de se forger une image supérieure ou hautaine, de se manifester sans domination de soi impulsivement ou brutalement. L’humour pacifie les relations entre les êtres, désamorce les sources de frictions tout en maintenant l’exigence de l’originalité individuelle.  A cela tient le prestige social de l’humour, code de dressage égalitaire qu’il faut concevoir ici comme un instrument de socialisation parallèle aux mécanismes disciplinaires.
Gilles Lipovetsky – L’ère du vide, essai sur l’individualisme contemporain, 1983

Doc 4 : SerreHumour noir et hommes en blanc, Editions Jacques Glénat, 1975



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