dimanche 19 décembre 2010

Père et fils

Sujet CI novembre 2010

PREMIÈRE PARTIE : SYNTHESE (40 points).

Vous rédigerez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents suivants :
DOC. UN : Montaigne, Essais, Livre premier, chap. XXVIII (extrait)
DOC. DEUX : Bernard Golfier – « Le procès d'un tyran ».  Revue Autrement, juin 1984.
DOC. TROIS : Entretien avec Daniel Marcelli, Fémina, décembre 2003
DOC. QUATRE : Dessin de Sempé, 2006

DEUXIEME PARTIE : ECRITURE PERSONNELLE (20 points).
L’évolution des mœurs rapproche-t-elle les pères et les fils ou les éloigne-t-elle ?
Vous répondrez à cette question d’une façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.


DOC. 1

Des enfants aux pères, c'est plutôt respect. L'amitié se nourrit de communication qui ne peut se trouver entre eux pour la trop grande disparité, et offenserait à l'aventure les devoirs de nature. Car ni toutes les secrètes pensées des pères ne se peuvent communiquer aux enfants pour n'y engendrer une messéante privauté [une familiarité déplacée], ni les avertissements et corrections qui est un des premiers offices [devoirs] d'amitié, ne se pourraient exercer des enfants aux pères. Il s'est trouvé des nations où, par usage, les enfants tuaient leurs pères, et d'autres où les pères tuaient leurs enfants, pour éviter l'empêchement qu'ils se peuvent quelquefois entreporter, et naturellement l'un dépend de la ruine de l'autre. Il s'est trouvé des philosophes dédaignant cette couture [ce lien] naturelle, témoin Aristippe : quand on le pressait de l'affection qu'il devait à ses enfants pour être sortis de lui, il se mit à cracher, disant que cela en était aussi bien sorti; que nous engendrions bien des poux et des vers. Et cet autre, que Plutarque voulait induire à s'accorder [se réconcilier] avec son frère : « Je n'en fais pas, dit-il, plus grand état pour être sorti de même trou. » C'est, à la vérité, un beau nom et plein de dilection [attrait] que le nom de frère, et à cette cause en fîmes-nous, lui et moi, notre alliance. Mais ce mélange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'autre, cela détrempe merveilleusement et relâche cette soudure fraternelle. Les frères ayant à conduire le progrès de leur avancement en même sentier et même train, il est forcé qu'ils se heurtent et choquent souvent. Davantage, la correspondance et relation qui engendre ces vraies et parfaites amitiés, pourquoi se trouvera-t-elle en ceux-ci? Le père et le fils peuvent être de complexion entièrement éloignée, et les frères aussi. C'est mon fils, c'est mon parent, mais c'est un homme farouche, un méchant ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiés que la loi et l'obligation naturelle nous commandent, il y a d'autant moins de notre choix et liberté volontaire. Et notre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pas que je n'aie essayé de ce côté-là tout ce qui en peut être, ayant eu le meilleur père qui fut [pourtant], et le plus indulgent, jusques à son extrême vieillesse, et étant d'une famille fameuse de père en fils, et exemplaires en cette partie de la concorde fraternelle.

MONTAIGNE, Essais, Livre premier, chap. XXVIII, 1580-1595


 Doc 2

« Très cher père,
 Tu m'as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d'habitude, je n'ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m'inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. Et si j'essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension. » .
  Ainsi commence la Lettre au père, écrite par Franz Kafka en 1919, à l'âge de trente-six ans, et... jamais parvenue à son destinataire ! Par une mise en scène immédiate de la peur. Peur d'un père qui se rend d'autant plus insaisissable qu'il est à la fois, devant l'enfant, objet de fascination et de crainte, et apparaît d'autant plus inaccessible qu'il s'impose dans la famille de Kafka comme une représentation exagérément puissante de ce que désespère jamais d'atteindre F. K., une place dans le monde.
  Avec cette lettre, c'est une sorte de « procès du père » que tente F. K., sous la forme d'une analyse minutieuse, à partir de ses souvenirs d'enfance, du pouvoir destructeur de l'« éducation par la peur » et de ses conséquences. Procès de l'éducation et de l'influence paternelles, par lequel F. K. espère, on l'imagine, ouvrir une brèche dans l'édifice rigide du père mais aussi dans ses propres forteresses intérieures. [...]  F. K. se souvient qu'enfant, lorsqu'il se déshabillait avec son père dans la même cabine, le tableau d'un géant physique s'offrait à lui : « Moi, maigre, chétif, étroit ; toi, fort, grand, large. Déjà, dans la cabine, je me trouvais lamentable, et non seulement en face de toi, mais en face du monde entier, car tu étais pour moi la mesure de toutes choses. Mais quand nous sortions de la cabine, moi te tenant la main, petite carcasse vacillant sur les planches, ayant peur de l'eau, incapable de répéter les mouvements de natation que tu ne cessais de me montrer, j'étais très désespéré. »
 A cette honte de son propre corps, liée à celui du père - « j'étais déjà écrasé par la simple existence de ton corps » -, mêlée aussi à une certaine fascination - « ... d'autre part, j'étais fier du corps de mon père » -, est venue se superposer la formidable puissance des colères du père par lesquelles il était terrorisé et qui seront le premier choc pour sa personnalité naissante. « Terrible était ce "je te déchirerai comme un poisson" et que tu en fusses capable se serait presque accordé à l'image que j'avais de ton pouvoir. Terribles aussi étaient ces moments où tu courais en criant autour de la table pour nous attraper. » Ou encore : « Tes cris, la rougeur de ton visage, ta manière hâtive de détacher tes bretelles et de les disposer sur le dossier d'une chaise, tout cela était presque pire que les coups. » En somme le père va investir brutalement une place centrale dans l'expérience du petit Franz et envahir très tôt, par l'énormité de sa présence, la vision du monde extérieur de l'enfant.
  Mais le sens de ce « spectacle » de puissance va basculer progressivement dès que F. K. devine, sous le masque du gigantisme, une autre figure du père, celle d'une volonté de pouvoir qui s'exerce avec prédilection sur les êtres plus faibles que lui.

Bernard Golfier – « Le procès d'un tyran ».  Revue Autrement, juin 1984.



DOC 3 :    A l’occasion de la sortie du film Père et fils de Michel Boujenah, le site Femina publie l’interview de Daniel Marcelli, pédopsychiatre au CHU de Poitiers et auteur de L’enfant chef de famille, l’autorité de l’infantile.

·         Femina : Comment définir une relation père-fils adultes ?
Pr Daniel Marcelli : Les relations père-fils sont toujours marquées par une gentille rivalité, le fils cherchant (selon le complexe d'Oedipe défini par Freud) à écarter son père pour séduire sa mère. Le fils veut s'approprier la force et les compétences de son père, d'où son ardeur à le battre dans tous types de sport et de jeu où ce dernier excelle. Le père, s'il réagit sainement, doit lui faire comprendre: « Mon fils, je ne me laisserai pas vaincre facilement, mais si tu me bats, je n'en mourrai pas ! »
·         L’image d’un père est-elle toujours écrasante aux yeux d’un fils ?
Le père est le modèle par excellence. Plus il est exemplaire, plus son fils se sentira stimulé... ou écrasé. Dans ce cas, la mère a un énorme rôle à jouer : elle doit être confiante, encourageante, et soutenir son enfant. Si le fils est cassé à la fois par une image paternelle forte et une mère accablante, c’est mal parti…
·         Que cherche un fils chez son père ?
Il cherche à lire de l'admiration dans ses yeux, quelque chose comme « tu es le meilleur ! ». Les pires mots qu'un fils puisse entendre de la part de son père, c'est « tu m'as déçu ». Père et fils sont dans l'attente d'une estime réciproque
·         A l’inverse, que cherche un père chez son fils ?
Il recherche la confirmation qu'il est un bon père. C'est essentiel, car cela donne l'idée d'une continuité d'existence. C'est probablement ce qu'attend Léo dans le film de Michel Boujenah. Si l'on n'est pas reconnu comme père à 70 ans, c'est très triste, on a le sentiment d'être face à un mur, que la vie s'arrête. C'est pourquoi ce personnage va jusqu'au chantage à la mort pour y parvenir.
·         Le fils peut-il être une menace ?
Consciemment, tous les pères ont envie que leur fils les dépasse. Inconsciemment, il en va tout autrement. Certains pères ont en effet le sentiment que leur fils est menaçant. Ces hommes-là sont narcissiques, et ils ne peuvent pas imaginer que leur enfant les supplantes
·         Y’a-t-il des âges clés où la présence du père est fondamentale ?
Durant l'adolescence, car le fils a besoin de s'appuyer sur une image masculine forte pour construire sa personnalité. Mais en l'absence d'un papa, il peut y avoir un père de substitution (parrain, grand-père...). Autre moment important : à la naissance de son premier enfant, le jeune homme va chercher aussi dans les yeux de son propre père la confirmation qu'il est bien un bon papa... ce qui l'inscrira dans la lignée des pères. S'il ne trouve que froideur ou remarques acerbes et maladroites, cela peut entacher les échanges avec le bébé....
·         La pudeur ne fait-elle pas barrage à la communication ?
Si. Un garçon va parler de ses soucis et faire ses confidences à sa mère, pas à son père. Entre mère et fille, on se câline. Mais pas entre père et fils. Et c'est d'autant plus difficile de toucher le père que l'on a envie de s'approprier ses qualités. Plus on veut lui ressembler, plus on le met à distance.
·         Facile de se dire « je t’aime » entre père et fils ?
Ça ne se passe pas par les mots, mais par le truchement du jeu, des activités partagées… Un père et un fils se disent qu’ils s’aiment en parlant voiture, en bricolant un moteur, en se tapant dans le dos….
·         Que conseiller aux pères pour améliorer cette relation ?
 D'être accessibles, de laisser la porte ouverte, toujours, même s'ils voient peu leurs enfants. Et de s'efforcer de vivre davantage les petites choses du quotidien avec eux. Il est difficile de nouer de vrais contacts quand on a une relation en pointillé. Faire un voyage ensemble, comme dans le film, c'est une très bonne chose.
Entretien avec Daniel Marcelli, Fémina, décembre 2003

Doc 4 : Sempé (

jeudi 16 décembre 2010

Zola: la noce Coupeau au Louvre

 La nudité sévère de l'escalier les rendit graves. Un huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d'or, qui semblait les attendre sur le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec un grand respect, marchant le plus doucement possible, qu'ils entrèrent dans la galerie française.  Alors, sans s'arrêter, les yeux emplis de l'or des cadres, ils suivirent l'enfilade des petits salons, regardant passer les images, trop nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l'on avait voulu comprendre. Que de tableaux, sacredié ! ça ne finissait pas. Il devait y en avoir pour de l'argent. Puis, au bout, M. Madinier les arrêta brusquement devant le Radeau de la Méduse ; et il leur expliqua le sujet. Tous, saisis, immobiles, ne disaient rien.  Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général : c'était tapé.
  Dans la galerie d'Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient.
  Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu'elle croyait marcher sur de l'eau. On criait à madame Gaudron de poser ses souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond ; mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaient rien. Alors, avant d'entrer dans le salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant :
   - Voilà le balcon d'où Charles IX a tiré sur le peuple.
  Cependant, il surveillait la queue du cortège. D'un geste, il commanda une halte, au milieu du salon carré. Il n'y avait là que des chefs-d'œuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana ; c'était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. Coupeau s'arrêta devant la Joconde, à laquelle il trouva une ressemblance avec une de ses tantes. Boche et Bibi-la-Grillade ricanaient, en se montrant du coin de l'œil les femmes nues ; les cuisses de l'Antiope surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au bout, le ménage Gaudron, l'homme la bouche ouverte, la femme les mains sur son ventre, restaient béants, attendris et stupides, en face de la Vierge de Murillo.
  Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu'on recommençât ; ça en valait la peine. Il s'occupait beaucoup de madame Lorilleux, à cause de sa robe de soie ; et, chaque fois qu'elle l'interrogeait, il répondait gravement, avec un grand aplomb. Comme elle s'intéressait à la maîtresse du Titien, dont elle trouvait la chevelure jaune pareille à la sienne, il la lui donna pour la Belle Ferronnière, une maîtresse d'Henri IV, sur laquelle on avait joué un drame, à l'Ambigu.
  Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écoles italiennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu'on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et de choses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l'air. Des siècles d'art passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais. Mais ce qui les intéressait le plus, c'étaient encore les copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant sans gêne ; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le ciel tendre d'une immense toile, les frappa d'une façon particulière. Peu à peu, pourtant, le bruit avait dû se répandre qu'une noce visitait le Louvre ; des peintres accouraient, la bouche fendue d'un rire; des curieux s'asseyaient à l'avance sur des banquettes, pour assister commodément au défilé; tandis que les gardiens, les lèvres pincées, retenaient des mots d'esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores avec le piétinement d'un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles
.



Zola, l'Assomoir, III, 1877