lundi 25 février 2013

Evolution des pratiques culturelles et place de la lecture, Olivier Donnat

Le site Eduscol propose ICI un ensemble de conférences sur l'évolution des échanges et de la lecture à l'ère du numérique. Parmi les nombreuses contributions, celle d'Olivier Donnat, sociologue au département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication, est résumée ci-dessous. 

L’évolution des pratiques culturelles et la place de la 

lecture

La lecture est probablement la plus polymorphe des pratiques culturelles,  qui donne lieu à différents types d'activités et de supports. (lecture plaisir, la lecture professionnelle, les lectures ordinaires, etc).  Sa quantification qui posait déjà problème avant le numérique, est encore plus problématique depuis car on ne sait pas mesurer les actes de lectures sur écran. L’exposé porte uniquement de la lecture d'imprimés de presse, et de livres, en dehors de toutes contraintes scolaires ou professionnelles.
Depuis 1973, il y a eu 5 enquêtes sur les pratiques culturelles  (de 1973, 1981, 1988, 1997 et 2008) qui permettent de retracer une évolution sur les 35 dernières années, ce qui couvre presque 2 générations,.
On constate d'une part une baisse de la lecture de presse papier payante, d’autre part un effritement de la proportion des forts lecteurs. Ces deux mouvements antérieurs à l'arrivée numérique peuvent être imputés directement à la montée en puissance de la culture d'écran.
La dynamique de cette double baisse est essentiellement d'ordre générationnel : les jeunes générations arrivent à l'âge adulte avec un niveau d'investissement dans la lecture inférieur à celui des générations précédentes. Mouvement paradoxal, au vu des progrès considérables de la scolarisation qui voit doubler le nombre de diplômés durant la même période. 

On constate trois tendances :
-     Ce retrait des jeunes est amorti par l’arrivée à l’âge de la retraite des baby boomers qui ont un niveau de lecture nettement supérieur aux générations précédentes.
-      La baisse est davantage liée aux garçons  qu’aux filles, responsables de  la progression de la fréquentation des bibliothèques, dans les années 80 et 90.
-      Le livre décroche dans les milieux populaires, et notamment dans les rangs masculins avec 52% des hommes de milieu ouvriers se déclarant non-lecteurs 
La prudence demeure de rigueur pour interpréter ces données car il faut se rappeler que nous sommes sur du déclaratif.

On peut avancer 4 séries de facteurs pour expliquer ce recul :
-          Le premier c'est la diversification considérable des offres de loisir, depuis les années 70, qui a engendré un phénomène de concurrence objective sur les usages du temps libre. Les  activités les plus chronophages, subissent une concurrence réelle face à la montée en puissance de la culture d'écran –télévision, ordinateurs, jeux videos,  téléphones portables à communication interpersonnelle).
-          Deuxième élément : une progression des livres pratiques et des bandes dessinées, que l'on a avoir plus de mal à déclarer dans la mesure où l'on a tendance à penser au roman quand l'on pose cette question.
-          Le troisième facteur d'explication, c'est la transformation du système scolaire et la prépondérance acquise par les filières scientifiques par rapport aux  humanités dans la formation des élites.
-          Le quatrième élément c’est la pression sociale très forte sur les enfants pour qu'ils lisent, qui ne laisse plus d'espace, comme par le passé,  à la transgression au moment de l'adolescence

Ces 4 séries de facteurs, permettent de comprendre la baisse de la lecture, telle qu'elle est enregistrée dans une enquête, comme pratique culturelle. 

samedi 23 février 2013

Les quidams ont conquis Internet


Patrice Flichy, professeur de sociologie à l’université de Paris Est, membre du Laboratoire Techniques Territoires et Société (LATTS) s’est spécialisé dans la sociologie de l’innovation et la sociologie des techniques d’information et de communication.


Les quidams ont conquis Internet. Cent millions de blogs existent dans le monde. Cent millions de vidéos sont visibles sur YouTube. En France, Wikipédia réunit un million d'articles, et dix millions de blogs ont été créés. Un quart des internautes a déjà signé une pétition en ligne. Ces quelques chiffres illustrent un phénomène essentiel : le web contemporain est devenu le royaume des amateurs.

L'Internet de masse du début du XXIe siècle se distingue des médias qui se sont développés au siècle précédent pour cette raison essentielle : les amateurs y occupent le devant de la scène. Leurs productions ne sont plus marginales, comme l'ont été avant elles les fanzines, les radios libres et les télévisions communautaires : elles se trouvent aujourd'hui au coeur du dispositif de communication. Les amateurs n'ont pas de compétences précises ni de diplômes particuliers ; et pourtant, leur parole est devenue omniprésente, indispensable. L'objet de ce livre est de comprendre cette révolution. Car la montée en puissance des amateurs n'est pas un simple effet de mode, celle du web 2.0 qui sera bientôt remplacé par le web 3.0. De même que nous avons vécu depuis deux siècles une double démocratisation, à la fois politique et scolaire, de même nous entrons dans une nouvelle ère de démocratisation, celle des compétences.
À première vue, ces pratiques foisonnantes apparaissent comme une révolution de l'expertise. Grâce aux instruments fournis par l'informatique et par Internet, les nouveaux amateurs ont acquis des savoirs et des savoir-faire qui leur permettent de rivaliser avec les experts. On voit apparaître un nouveau type d'individu, le pro-am (pour «professionnel-amateur»). Celui-ci développe ses activités amateurs selon des standards professionnels ; il souhaite, dans le cadre de loisirs actifs, solitaires ou collectifs, reconquérir des pans entiers de l'activité sociale comme les arts, la science et la politique, qui sont traditionnellement dominés par les professionnels. Nous entrons ainsi dans une société de la connaissance où chacun peut accéder aux savoirs qu'il recherche et les mettre en pratique. Les observateurs les plus enthousiastes saluent la revanche des amateurs : ces derniers viennent défier les experts qui avaient tendance à abuser de leur savoir pour protéger leur prestige social et, plus largement, leur pouvoir. Aujourd'hui, grâce à l'«intelligence collective» fournie par le réseau, un simple amateur peut mobiliser des connaissances identiques à celle de l'expert. Les individus équipés des derniers outils informatiques peuvent se connecter pour constituer une «foule intelligente».

Patrice Flichy, Le sacre de l'amateur, Seuil, 2010

lundi 18 février 2013

Fin de la vie privée ?

Dans nombre d’usages participatifs de l’Internet, notamment sur les plateformes de réseau social, les utilisateurs ne s’adressent pas à cet agrégat d’anonymes unifiés en une fiction abstraite et surplombante qui figure le public dans les architectures normatives de l’espace public, mais à un groupe plus ou moins circonscrit de proches. Certes, ils parlent en public. Mais à leurs yeux, ce public, sans avoir une frontière
absolument étanche, est limitée à une zone d’interconnaissance, un lieu plus ou moins clos, un territoire qui conservera les propos dans son périmètre avant de les laisser s’évaporer. L’espace public de l’Internet est fait d’une multitude de conversations en essaim, enchevêtrées, qui s’articulent les unes aux autres selon des logiques d’assemblage que rien ne laisse prévoir à l’avance. Ce brouillage des niveaux de visibilité est au cœur des pratiques d’expression des personnes sur Internet. Ce qui était autrefois adressé à des canaux différents, la communication interpersonnelle, d’une part, et la prise de parole publique, d’autre part, est désormais (partiellement) réunifié par les individus dans un processus de fabrication identitaire qui associe le rapport à soi et le rapport au monde. 
Sur leur page Facebook, leur blog ou leur compte Twitter, les utilisateurs parlent à la fois d’événements personnels, proches ou familiers et commentent l’actualité, font circuler des informations et enrichissent la discussion publique. Ils mêlent des niveaux de langue, des types de discours et des publics différents, ce qui contribue à rendre plus visibles, et davantage publics, des centres d’intérêts, des opinions et des événements, qui ne sont pas ou sont mal, perçus par l’agenda médiatique des professionnels. Cette porosité entre l’espace conversationnel et l’espace public est aussi au principe de nouvelles formes de mobilisation et d’organisation de l’action collective. La forme politique de l’Internet nous apprend ainsi à remettre en cause une conception unitaire et héroïque du « public » et à être attentif à l’agrégation des publics comme une
dynamique d’enchevêtrement de conversations qui s’élargissent et se coalisent pour sortir de leur huis clos et gagner l’attention commune
.
La fin de la vie privée
Cette porosité entre l’espace de la sociabilité et l’espace public se paie cependant du risque de voir des informations personnelles exposées au regard de tous. À la « surveillance institutionnelle » de l’État et des entreprises, autour de laquelle s’organise l’essentiel du débat sur les données personnelles, se superpose aujourd’hui une « surveillance interpersonnelle » d’un nouveau type. Avec la « démocratisation » des instruments d’observation que les plateformes relationnelles distribuent à leurs utilisateurs, le NewsFeed de Facebook étant sans conteste l’emblème de ce nouveau panoptisme horizontalisé, l’exposition de soi est un risque que l’on prend d’abord devant les proches, la famille, les collègues, les employeurs, les amant(e)s ou les voisins. 
La prophétie deleuzienne du passage d’une société disciplinaire à une société de contrôle prend ici tout son sens, puisque, décentralisée et distribuée, la surveillance devient un contrôle que chacun ne cesse d’effectuer sur les autres et sur soi-même. Aussi, l’une des difficultés politiques des dénonciateurs de la société de surveillance est d’avoir aujourd’hui à tenir compte du fait que le contrôle politique ou marchand des
traces s’ancre de plus en plus profondément dans l’hubris curieuse des surveillés eux mêmes. Comment s’assurer en effet du soutien des citoyens pour dénoncer les risques de la surveillance institutionnelle lorsque ceux-ci, de façon délibérée et consciente, rendent eux-mêmes publiques des informations personnelles et développent une insatiable curiosité pour les informations livrées par les autres ? 
En rendant beaucoup plus plastiques et poreuses les formes de prise de parole, Internet favorise la circulation des informations, tout en visant une plus grande « transparence » de nos sociétés. Il contribue à mettre en partage un ensemble de contenus jusqu’alors retenus par des barrières techniques, juridiques, institutionnelles ou commerciales. Mais cette libération des contenus qui bouleverse les frontières traditionnelles de l’économie de la connaissance  et élargit l’espace de la critique en offrant de nouvelles sources à la vérification « citoyenne » est aussi inséparable d'une plus grande circulation des informations sur les individus. En effet, l’une des particularités des formes d’échange élargies sur Internet est que les personnes et les contenus sont de plus en plus attachés les uns aux autres et que ce sont justement ces attaches qui favorisent les effets de circulation, de partage et de diffusion. Même si, contrairement à certaines craintes, les informations personnelles rendues visibles sur Internet, loin de révéler l’intimité des personnes, sont plus souvent des mises en scène stratégiques, il est incontestable que l’espace public élargi de l’Internet est en lutte à la fois contre le secret des informations et contre l’invisibilité des personnes.


La totalité de l’article Vertus démocratiques de l’Internet de  Dominique CARDON est consultable ICI