samedi 16 avril 2011

La société du spectacle


1. Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation. 


2 .Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l'unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l'image autonomisé, où le mensonger s'est menti à lui même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.  

3. Le spectacle se représente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d'unification. En tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience ; et l'unification qu'il accomplit n'est rien d'autre qu'un langage officiel de la séparation généralisée. 

4. Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. 

5.Le spectacle ne peut être compris comme l'abus d'un mode de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C'est une vision du monde qui s'est objectivée. 
  
6.Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n'est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le coeur de l'irréalisme de la société réelle. Sous toute ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est l'affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu'occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne. 


7.La séparation fait elle-même partie de l'unité du monde, de la praxis sociale globale qui s'est scindée en réalité et en image. La pratique sociale, devant laquelle se pose le spectacle autonome, est aussi la totalité réelle qui contient le spectacle. Mais la scission dans cette totalité la mutile au point de faire apparaître le spectacle comme son but. Le langage spectaculaire est constitué par des signes de la production régnante, qui sont en même temps la finalité dernière de cette production. 

8. On ne peut opposer abstraitement le spectacle et l'activité sociale effective ; ce dédoublement est lui-même dédoublé. Le spectacle qui inverse le réel est effectivement produit. En même temps la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même l'ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. La réalité objective est présente des deux côtés. Chaque notion ainsi fixée n'a pour fond que son passage dans l'opposé : la réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. Cette aliénation réciproque est l'essence et le soutien de la société existante. 

9; Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.        

10.Le concept de spectacle unifie et explique une grande diversité de phénomènes apparents. Leurs diversités et contrastes sont les apparences de cette apparence organisée socialement, qui doit être elle-même reconnue dans sa vérité générale. Considéré selon ses propres termes, le spectacle est l'affirmation de l'apparence et l'affirmation de toute vie humaine, c'est-à-dire sociale, comme simple apparence. Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle le découvre comme la négation visible de la vie ; comme une négation de la vie qui est devenue visible.       

11. Pour décrire le spectacle, sa formation, ses fonctions, et les forces qui tendent à sa dissolution, il faut distinguer artificiellement des éléments inséparables. En analysant le spectacle, on parle dans une certaine mesure le langage même du spectaculaire, en ceci que l'on passe sur le terrain méthodologique de cette société qui s'exprime dans le spectacle. Mais le spectacle n'est rien d'autre que le sens de la pratique totale d'une formation économique-sociale, son emploi du temps. C'est le moment historique qui nous contient.       


12.Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». L'attitude qu'il exige par principe est cette acceptation passive qu'il a déjà en fait obtenue par sa manière d'apparaître sans réplique, par son monopole de l'apparence. 



13. La société qui repose sur l'industrie moderne n'est pas fortuitement ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste. Dans le spectacle, image de l'économie régnante, le but n'est rien, le développement est tout. Le spectacle ne veut en venir à rien d'autre qu'à lui-même. 


14.Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire.       


vendredi 15 avril 2011

La politesse

BTS blanc CI - 2009/2010


1. Vous ferez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents suivants (40 pts)
DOCUMENT  UN : Régine Dhoquois "Sous contrat", La politesse : vertu des apparences, Paris (1991) : Autrement.
DOCUMENT  DEUXLe MISANTHROPE  (Molière)   Acte Un, scène Un
DOCUMENT TROIS : «Jean Dulck «  Du gentleman au hooligan », La politesse : vertu des apparences, Paris (1991) : Autrement.
DOCUMENT QUATRE Arthur SCHOPENHAUER, Parerga et Paralipomena (1851)

2.Ecriture personnelle  (20 pts)
La politesse n’est-elle qu’un détour hypocrite ?


DOCUMENT UN 


Certains diront que la politesse contrevient à la règle qui voudrait que nous soyons authentiques et francs. Comment un individu peut-il s’obliger à obéir à une règle de politesse sans y consentir? Un individu demande pourquoi il doit dire « merci » s’il n’en a pas envie. Ne devrait-il pas s'évertuer à l’authenticité et répondre franchement à un inconnu qui lui a marché sur les pieds? Pourquoi ne pas répondre à ce rustre : « Regardez où vous mettez les pieds, imbécile! »? Quand on marche sur les pieds d’un inconnu, involontairement évidemment, est-il préférable de lui mentir en faisant semblant d’être vraiment désolé, alors qu’on se moque éperdument de sa souffrance?
La politesse, dans ces circonstances, n’est-elle pas une sorte d’hypocrisie obligatoire pour flatter les uns et charmer les autres? Ne pousse-t-elle pas à l’irrespect à l’égard de soi-même? La politesse ne conduit-elle pas, au fond, à l’inauthenticité?
Les règles de politesse ont certes un caractère obligatoire, mais, sans elles, point de civilité. Sans ces règles, la vie en société serait terriblement brutale. Nos rapports avec les autres seraient continuellement envenimés par des émotions vives, sans retenue, qui s’exprimeraient spontanément. Les règles de politesse visent, il faut le répéter, à adoucir les mœurs. S’il n’y avait pas la politesse, les hommes en viendraient rapidement aux coups. «C’est lui qui a commencé », s’écrierait l’un, « il l’a fait exprès », dirait l’autre. Quand on est poli, on s’excuse, on reçoit les excuses, on dit merci, on reçoit les remerciements. Il en va de la qualité de la vie en société. En somme, les règles de politesse sont les prémices du savoir-vivre. Pour certains individus, le mot « authenticité » rime avec spontanéité et impulsivité. Ils croient que la politesse censure l’authenticité et la franchise. La politesse ne s’oppose ni à l’authenticité ni à la franchise. À vrai dire, la franchise est encore plus généreuse lorsqu’elle est portée par la politesse. Si chacun devait dire ce qu’il pense de celui qui passe près de lui... ce serait merveilleux, à la condition de le dire poliment. Il est faux de croire que la politesse détourne de l’authenticité et de la franchise. La politesse, c’est plutôt l’art de tout dire, de la manière dont il le faut, dans les circonstances appropriées, mais en faisant un détour, avec les mots qu’il faut. Le client d’un restaurant qui s’embête à retenir ce qu’il pense de sa pièce de bœuf trop cuite, par précaution, par gentillesse ou par orgueil, manque de confiance en lui-même. Il est évident qu’il peut exprimer au garçon de table son insatisfaction, mais avec politesse. Il y a des gens qui considèrent qu’une conduite spontanée est plus vraie qu’une conduite civilisée par de bonnes manières. Ils se sentent plus près de leur nature dès qu’ils envoient paître un individu. Il y a une spontanéité pleine de douceur, de finesse et de gentillesse, mais il y a une spontanéité plutôt sauvage et brutale. Entre ces deux formes de spontanéité, nous choisissons la première. La politesse, en fait, vise à freiner les élans spontanés de brutalité. Ceux qui croient que l’acte violent est plus vrai parce qu’il est plus proche de la nature humaine adhèrent à une conception guerrière de l’homme. Tous les traités de sagesse visent à montrer comment les individus peuvent rompre avec cette conception guerrière de l’homme. La politesse, en somme, oblige à exercer son sens ludique, à mettre en jeu sa subtilité, son intelligence pour faire et dire avec raffinement. La vulgarité et la grossièreté ont toujours une odeur de violence. C’est encore la brutalité que les hommes combattent lorsqu’ils sont galants, serviables et attentionnés.

Régine Dhoquois, «Sous contrat»,La politesse : vertu des apparences, Paris (1991), Ed. Autrement.


DOCUMENT DEUX

PHILINTE
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ?
ALCESTE
Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
PHILINTE
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
ALCESTE
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant, que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités, avec tous, font combat,
Et traitent du même air, l'honnête homme, et le fat.
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous, un éloge éclatant,
Lorsque au premier faquin, il court en faire autant ?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située,
Qui veuille d'une estime, ainsi, prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers,
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
Sur quelque préférence, une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien, qu'estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu, vous n'êtes pas pour être de mes gens ;
Je refuse d'un cœur la vaste complaisance,
Qui ne fait de mérite aucune différence :
Je veux qu'on me distingue, et pour le trancher net,
L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.
PHILINTE
Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende
Quelques dehors civils, que l'usage demande.
ALCESTE
Non, vous dis-je, on devrait châtier, sans pitié,
Ce commerce honteux de semblants d'amitié.

Le MISANTHROPE  (Molière)   Acte Un, scène Un



DOCUMENT TROIS.

Ce qui caractérise le gentleman, c’est la réserve. Comme l’élégance, la politesse doit passer inaperçue. Déjà au XVIIIème siècle, le moraliste Addison soulignait : « La politesse est le plus manifeste quand l’œil ordinaire la distingue le moins ». Cette réserve prend sa source dans une grande maîtrise de soi (self-control). Le gentleman doit donner de lui l’image d’un homme équilibré et tolérant envers autrui. Son équilibre lui permet d’affronter les difficultés et les infortunes sans se donner en spectacle. Il parait donc un peu gourmé, guindé, distant. Découvre-t-on que sous ce masque quelque souffrance ? On l’accusera d’insensibilité, voire d’hypocrisie car l’une des maximes qu’on lui a inculquées et qui lui dicte sa conduite est « Ne vous livrez jamais »
Politesse fondée sur le repli sur soi, sur l’égoïsme, semble-t-il. Pas uniquement. Il y a en effet une autre maxime, corollaire de la première : « Ne blessez jamais personne ». Le gentleman est en effet tolérant, respectant autrui autant qu’il entend être respecté, héritage du protestantisme, sans doute.
Maitrise de soi et tolérance engendrent le code du fair-play. Il faut jouer franc-jeu, ne pas mentir, être loyal envers son adversaire, en cas de désaccord s’en remettre à un arbitre. En un mot, dans la vie, on se comportera comme sur un terrain de cricket. Ce n’est pas sans raison que « cela ne se fait pas » se dit « ce n’est pas du cricket » (it is not cricket).
Etre tolérant entraine un certain effacement de la personnalité. On aura l’impression, chez le gentleman, que la timidité se substitue à la politesse. Pauvre gentleman ! Lui, si plein de bonnes intentions, qu’il est mal compris ! Pour l’observateur, sa tolérance, forme supérieure de politesse, passe facilement pour une condescendance plus ou moins méprisante, de même que nous avons nu la maîtrise de soi passer pour l’hypocrisie.
«Jean Dulck «  Du gentleman au hooligan », La politesse : vertu des apparences, Paris (1991) : Autrement.

Document quatre :
« Par une froide journée d'hiver, un troupeau de porcs-épics s'était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s'éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu'ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux souffrances, jusqu'à ce qu'ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu'ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c'est la politesse et les belles manières. En Angleterre, on crie à celui qui ne se tient pas à distance : Keep your distance! - Par ce moyen, le besoin de chauffage mutuel n'est, à la vérité, satisfait qu'à moitié, mais en revanche on ne ressent pas la blessure des piquants. - Celui-là cependant qui possède beaucoup de calorique propre préfère rester en dehors de la société pour n'éprouver ni ne causer de peine. »
Arthur SCHOPENHAUER, Parerga et Paralipomena (1851)


 

mercredi 13 avril 2011

Les connecteurs logiques

Les connecteurs logiques sont essentiels pour comprendre l'articulation des idées dans un texte et organiser l'argumentation. Ils marquent en effet un rapport de sens entre deux proposition. En fonction de ce rapport de sens qui obéit à une logique respectif, ils expriment une fonction. Ils peuvent être de simples adverbes, des conjonctions de coordination  ou de subordination.



  • CLASSIFICATION : ils servent à indiquer l’ordre des  arguments dans le discours. Exemples : premièrement, deuxièmement, d'abord, puis, ensuite, enfin; en premier lieu, en second lieu, d'une part,  d’autre part, en conclusion, en fin de compte, en définitive... 
  • ADDITION : ils permettent d'introduire ou d'ajouter un argument ou un exemple nouveau. Exemples  : et, de même que, sans compter que, ainsi que, ensuite, voire, encore, de plus, quant à , non seulement… mais encore, de surcroît, en outre... 
  • OPPOSITION : Ils servent à réfuter un argument, à opposer deux faits. Exemples : mais, or, bien que, quoique, tandis que, alors que, même si, cependant, pourtant, toutefois, néanmoins,  en revanche, au contraire, malgré tout....
  • CONCESSION : Ils permettent d'admettre (ou de faire mine d'admettre) un argument afin de le réfuter avec plus d'efficacité par un argument adverse.   Exemples : certes... mais, même si, malgré, avoir beau, il est vrai que, quoique, bien que, alors que
  • CAUSE : Apporter des preuves, expliquer une raison, l'origine d'un fait. Exemples : car, parce que, puisque, étant donné que,  comme, vu que, sous prétexte que, en effet, grâce à, en raison de, à cause de ... 
  • CONSÉQUENCE : Exposer le résultat d'une idée, d'un fait. Exemples : donc, de sorte que, si bien que, de façon que, au point que, tellement… que, si...que... aussi, voilà pourquoi, c'est pourquoi, par  conséquent 
  • BUT : Indiquer un objectif, un but. Exemples : pour que, de peur que, de crainte que, afin que...  pour, dans le but de, afin de, en vue de... 
  • CONDITION, HYPOTHÈSE : Exposer une condition, une hypothèse, une supposition. Exemples : si, au cas où, en admettant que, pourvu que, à condition que,  en cas de... 
  • COMPARAISON : Confronter deux arguments, deux exemples. Exemples : comme, de même que, plus que, moins que
  • ILLUSTRATION : Ils servent à illustrer ou préciser une idée. Exemples : par exemple, ainsi, en effet, notamment, en d’autres termes, c'est à dire, autrement dit, d’ailleurs...
  • CONCLUSION :  Résumer ou introduire une conclusion. Exemples : donc, ainsi, en somme, bref, pour conclure, en résumé, finalement, en un mot, en définitive, en conclusion, in fine

mardi 12 avril 2011

Les différents plans

Vue d'ensemble :

Plan moyen : dans la tradition picturale, le plan moyen correspond au cadre du tableau.


Plan américain  (plan 3/4) : Le cadrage s'opère au niveau du genou. Dans les westerns américains, il permettait le cadrage du cow-boy et du revolver, en mettant l'arme en valeur.


Plan rapproché : Il y a deux types de plans rapprochés ; le plan rapproché taille (PRT) et le plan rapproché poitrine (PRP). On ne voit que la partie supérieure du sujet (coupé à la taille ou sous la poitrine comme le nom l’indique).


Gros plan  et très gros plan : Le premier centre le regard du spectateur sur le visage (ici celui de Beckett). Le second insiste sur un motif ou un détail, d'un visage comme dans cette photo de Man Ray nommée Larmes.

Très gros plan :

mercredi 6 avril 2011

Bergson : Le rire


  Nous allons présenter d’abord trois observations que nous tenons pour fondamentales. Elles portent moins sur le comique lui-même que sur la place où il faut le chercher.
  Voici le premier point sur lequel nous appellerons l’attention. Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine. On rira d’un chapeau ; mais ce qu’on raille alors, ce n’est pas le morceau de feutre ou de paille, c’est la forme que des hommes lui ont donnée, c’est le caprice humain dont il a pris le moule. Comment un fait aussi important, dans sa simplicité, n’a-t-il pas fixé davantage l’attention des philosophes ? Plusieurs ont défini l’homme « un animal qui sait rire ». Ils auraient aussi bien pu le définir un animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou quelque objet inanimé, c’est par une ressemblance avec l’homme, par la marque que l’homme y imprime ou par l’usage que l’homme en fait.
  Signalons maintenant, comme un symptôme non moins digne de remarque, l’insensibilité qui accompagne d’ordinaire le rire. Il semble que le comique ne puisse produire son ébranlement qu’à la condition de tomber sur une surface d’âme bien calme, bien unie. L’indifférence est son milieu naturel. Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion. Je ne veux pas dire que nous ne puissions rire d’une personne qui nous inspire de la pitié, par exemple, ou même de l’affection : seulement alors, pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié. Dans une société de pures intelligences on ne pleurerait probablement plus, mais on rirait peut-être encore ; tandis que des âmes invariablement sensibles, accordées à l’unisson de la vie, où tout événement se prolongerait en résonance sentimentale, ne connaîtraient ni ne comprendraient le rire. Essayez, un moment, de vous intéresser à tout ce qui se dit et à tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses. Détachez-vous maintenant, assistez à la vie en spectateur indifférent : bien des drames tourneront à la comédie. Il suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique, dans un salon où l’on danse, pour que les danseurs nous paraissent aussitôt ridicules. Combien d’actions humaines résisteraient à une épreuve de ce genre ? et ne verrions-nous pas beaucoup d’entre elles passer tout à coup du grave au plaisant, si nous les isolions de la musique de sentiment qui les accompagne ? Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure.
  Seulement, cette intelligence doit rester en contact avec d’autres intelligences. Voilà le troisième fait sur lequel nous désirions attirer l’attention. On ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. Il semble que le rire ait besoin d’un écho. Écoutez-le bien : ce n’est pas un son articulé, net, terminé ; c’est quelque chose qui voudrait se prolonger en se répercutant de proche en proche, quelque chose qui commence par un éclat pour se continuer par des roulements, ainsi que le tonnerre dans la montagne. Et pourtant cette répercussion ne doit pas aller à l’infini. Elle peut cheminer à l’intérieur d’un cercle aussi large qu’on voudra ; le cercle n’en reste pas moins fermé. Notre rire est toujours le rire d’un groupe. Il vous est peut-être arrivé, en wagon ou à une table d’hôte, d’entendre des voyageurs se raconter des histoires qui devaient être comiques pour eux puisqu’ils en riaient de bon cœur. Vous auriez ri comme eux si vous eussiez été de leur société. Mais n’en étant pas, vous n’aviez aucune envie de rire. Un homme, à qui l’on demandait pourquoi il ne pleurait pas à un sermon où tout le monde versait des larmes, répondit : « je ne suis pas de la paroisse. » Ce que cet homme pensait des larmes serait bien plus vrai du rire. Si franc qu’on le suppose, le rire cache une arrière-pensée d’entente, je dirais presque de complicité, avec d’autres rieurs, réels ou imagi¬naires. Combien de fois n’a-t-on pas dit que le rire du spectateur, au théâtre, est d’autant plus large que la salle est plus pleine ; Combien de fois n’a-t-on pas fait remarquer, d’autre part, que beaucoup d’effets comiques sont intraduisibles d’une langue dans une autre, relatifs par conséquent aux mœurs et aux idées d’une société particulière ? Mais c’est pour n’avoir pas compris l’importance de ce double fait qu’on a vu dans le comique une simple curiosité où l’esprit s’amuse, et dans le rire lui-même un phénomène étrange, isolé, sans rapport avec le reste de l’activité humaine. De là ces définitions qui tendent à faire du comique une relation abstraite aperçue par l’esprit entre des idées, « contraste intellectuel », « absurdité sensible », etc., définitions qui, même si elles convenaient réellement à toutes les formes du comique, n’expliqueraient pas le moins du monde pourquoi le comique nous fait rire. D’où viendrait, en effet, que cette relation logique particulière, aussitôt aperçue, nous contracte, nous dilate, nous secoue, alors que toutes les autres laissent notre corps indifférent ? Ce n’est pas par ce côté que nous aborderons le problème. Pour comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, qui est la société ; il faut surtout en déterminer la fonction utile, qui est une fonction sociale. Telle sera, disons-le dès maintenant, l’idée directrice de toutes nos recherches. Le rire doit répondre à certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une signification sociale.
  Marquons nettement le point où viennent converger nos trois observations préliminaires. Le comique naîtra, semble-t-il, quand des hommes réunis en groupe dirigeront tous leur attention sur un d’entre eux, faisant taire leur sensibilité et exerçant leur seule intelligence.  [...]
Henri BERGSON, Le Rire, Essai sur la signification du comique (1900).