La marche, comme la prose, vise un objet précis. Elle est un acte dirigé vers quelque chose que notre but est de joindre. Ce sont des circonstances actuelles, comme le besoin d’un objet, l’impulsion de mon désir, l’état de mon corps, de ma vue, du terrain, etc., qui ordonnent à la marche son allure, lui prescrivent sa direction, sa vitesse, et lui donnent un terme fini. Toutes les caractéristiques de la marche se déduisent de ces conditions instantanées et qui se combinent singulièrement chaque fois. Il n’y a pas de déplacements par la marche qui ne soient des adaptations spéciales, mais qui chaque fois sont abolies et comme absorbées par l’accomplissement de l’acte, par le but atteint.
La danse, c’est tout autre chose. Elle est, sans doute, un système d’actes ; mais qui ont leur fin eux-mêmes. Elle ne va nulle part. Que si elle poursuit quelque objet, ce n’est qu’un objet idéal, un état, un ravissement, un fantôme de fleur, un extrême de vie, un sourire – qui se forme finalement sur le visage de celui qui le demandait à l’espace vide. Il s’agit donc, non point d’effectuer une opération finie, et dont la fin est située quelque part dans le milieu qui nous entoure, mais bien de créer, et d’entretenir en l’exaltant un certain état, par un mouvement périodique qui peut s’exécuter sur place ; mouvement qui se désintéresse presque entièrement de la vue, mais qui s’excite et se règle par les rythmes auditifs.
Mais, si différente que soit cette danse de la marche et des mouvements utilitaires, veuillez noter cette remarque infiniment simple, qu’elle se sert des mêmes organes, des mêmes os, des mêmes muscles que celle-ci, autrement coordonnés et autrement excités.C’est ici que nous rejoignons la prose et la poésie dans leur contraste. Prose et poésie se servent des mêmes mots, de la même syntaxe, des mêmes formes et des mêmes sons ou timbres, mais autrement coordonnés et autrement excités. (…) C’est pourquoi il faut se garder de raisonner de la poésie comme on fait de la prose.
Quand l’homme qui marche a atteint son but, quand il a atteint le lieu qui faisait son désir et dont le désir l’a tiré du repos, aussitôt cette possession annule définitivement tout son acte ; l’effet dévore la cause, la fin a absorbé les moyens ; et quel que fut l’acte, il n’en demeure que le résultat. Il en est tout à fait de même du langage utile : le langage qui vient d e me servir à exprimer mon dessein, mon désir, mon commandement, mon opinion, ce langage qui a rempli son office s’évanouit à peine arrivé ? Je l’ai émis pour qu’il périsse, pour qu’il se transforme radicalement en autre chose dans votre esprit ; et je connaîtrai que je fus compris à ce fait remarquable que mon discours n’existe plus : il est remplacé entièrement par son sens.
Il en résulte que la perfection de cette espèce de langage, dont l’unique destination est d’être compris, consiste évidemment dans la facilité avec laquelle il se transforme en autre chose. Au contraire, le poème ne meurt pas pour avoir vécu : il est fait expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu’il vient d’être.La poésie se reconnaît à cette propriété qu’elle tend à se faire reproduire dans sa forme : elle nous excite à la reconstituer identiquement.
Paul Valéry - Poesie et pensée abstraite, Conférence à l'université d'Oxford, in Variété, 1939
ignora al flaneur, ese que camina para perderse...
RépondreSupprimerValéry semble ignorer le flaneur, celui qui marche pour se perdre...
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