« Le meilleur endroit pour nous instruire de toutes les nouveautés restait le café. Les cafés, à Vienne, constituent une institution d’un genre particulier, qui ne peut se comparer à aucune autre au monde. Ce sont en quelque sorte des clubs démocratiques accessibles à tous pour le prix modique d’une tasse de café et où chaque hôte, en échange de cette petite obole, peut rester assis pendant des heures, discuter, écrire, jouer aux cartes, recevoir sa correspondance et surtout consommer un nombre illimité de journaux et de revues.[1] Dans un bon café de Vienne, on trouvait non seulement tous les journaux viennois, mais aussi ceux de tout l’Empire allemand, des français, les anglais, les italiens et les américains, et en outre les plus importantes revues d’art et de littérature du monde entier, Le Mercure de France aussi bien que la Neue Rundschau, le Studio et le Burlington Magazine. Ainsi nous savions tout ce qui se passait dans le monde, de première main ; nous étions informés de tous les livres qui paraissaient, de toutes les représentations, en quelque lieu que ce fût, et nous comparions entre elles les critiques de tous les journaux ; rien n’a peut-être autant contribué à la mobilité intellectuelle et à l’orientation internationale de l’Autrichien que cette facilité de se repérer aussi complètement, au café, dans les événements mondiaux tout en discutant dans des cercles d’amis. Chaque jour, nous y passions des heures, et rien ne nous échappait. Car grâce au caractère collectif de nos intérêts, nous suivions l’orbis pictus[2] des événements artistiques non pas avec une paire, mais avec dix ou vingt paires d’yeux. Ce qui échappait à l’un, l’autre le remarquait pour lui, et comme, avec notre orgueil enfantin et dans un esprit d’émulation presque sportif, nous cherchions sans cesse à l’emporter dans notre connaissance des dernières nouveautés, nous nous trouvions en fait dans un état de permanente jalousie à l’égard de ce qui pouvait faire sensation. Quand, par exemple, nous discutions Nietzsche, qui était encore honni, l’un de nous déclarait soudain, en jouant les esprits supérieurs : « Mais il est pourtant clair que, dans l’idée de l’égotisme, Kierkegaard lui est supérieur, et aussitôt, nous nous inquiétions : « Qui est ce Kierkegaard qu’il connait et que nous ne connaissons pas ? » Le lendemain, nous nous précipitions à la bibliothèque afin d’y dénicher les œuvres de ce philosophe danois oublié, car nous éprouvions comme une humiliation le fait de ne pas connaître quelque chose d’étranger qu’un autre connaissait. Notre passion – à laquelle d’ailleurs je me suis encore personnellement adonné pendant bien des années – était de découvrir en devançant les autres ce qu’il y avait de plus récent, de plus nouveau, de plus extraordinaire, ce sur quoi personne ne s’était appesanti, ce sur quoi n’avait pas touché la critique littéraire officielle de nos vénérables quotidiens.
Stefan Zweig – Le Monde d’hier Bermann-Fischer Verlag AB, Stockholm, 1944, Belfond, 1982 pour la traduction française
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire