mercredi 12 janvier 2011

Génération 14/18

BTS BLANC CI - Janvier 2011

SYNTHESE
Vous ferez de ces quatre documents une synthèse objective, concise et ordonnée
-  Henri BéraudPlan Sentimental de la ville de Paris, Ed Lapina, Paris, 1926
 - Marc BlochApologie pour l’Histoire , Cahier des Annales n°3, 1949, posthume. 
-  Jean Pierre Azéma – «La Clé générationnelle» – Revue Vingtième siècle, vol. 22 (1989) 
 Tardi -  C’était la guerre des tranchées – Casterman - 1993

ECRITURE  (pour le jeudi 4 novembre 2010)
Votre génération vous parait-elle également marquée par une  «communauté d’empreintes », au sens que Marc Bloch donne à l’expression ?   

Document un

Dans ce texte, le narrateur, né en 1885 et qui a vécu la guerre de 14/18,  visite le Moulin Rouge à Paris en 1924C’est l’entracte. Dans le bar, il observe les jeunes gens de l’époque, ses cadets qui n’ont pas été mobilisés…

L’appareil à sous est un instrument social fort bien réglé. Il se transforme selon le goût du public. Nous sommes loin, aujourd’hui, du kiosque à journaux distributeur de chocolats, où notre enfance goutait un divertissement sans malice. Nous sommes à l’âge du muscle. Cet âge est sans pitié. Il s’agit d’être forts, ou du moins  de jouer aux costauds. Et comme toutes les démences publiques suscitent leurs commerçants, les fabricants d’automates ont construit des machines à satisfaire les fiers-à-bras.
La réaliste et impatiente jeunesse de 1925  se moque bien des horoscopes et des tablettes de chocolat. Il lui faut des dynamomètres. On lui en fournit de toutes sortes, et dont le mensonge est réglé au quart de millimètre. Le beau bazar aux vanités ! Les beaux jouets pour gosses coléreux ! (…)
Est-ce que je vieillis ? Sans doute. J’avais cru que ce serait sans humeur, ni regrets. Peut-être le croit-on et toujours est-on détrompé. Mais les aspects d’un temps nouveau, qui déjà n’est plus notre temps, ne se superposent pas toujours si rudement aux chères images de la jeunesse. Ne serait-ce pas, ce dépaysement, le plus aride sacrifice que le destin exige de la « génération sacrifiée » ?  Il y a eu, dans la vie du monde, un arrêt brusque, qui a jeté les uns dans les autres quadragénaires et moins de trente ans, et les voilà qui se frôlent, et s’entreregardent  comme des étrangers. Nous voudrions comprendre nos cadets. Mais ils passent et s’éloignent après avoir essayé leurs forces sur des automates. Et nous, derniers survivants du sentimentalisme social, nous observons, dans un triste silence, la vive course d’un film dont le scénario nous parait dénué de tout sens humain. Nous avons tort. Qui ne comprend pas a toujours tort. Déjà les avions qui pleurèrent dans le ciel la défaite de Carpentier[1] nous semblèrent chargés d’un symbole augural et sinistre : Voici que nos fils placent l’orgueil de la France dans la rudesse d’un swing ou d’un shake-hand pointés et chronométrés. Demain leur donnera sans doute des érotomètres et des souliers pour dancings à talons enregistreurs. Cela est bien puisque cela est. Mais s’il est vrai qu’aux rondes lunettes de nos jeunes frères nous faisons figures de personnages historiques, il nous est permis de vivre au passé et de préférer ce qui n’est plus.
Serait-il vrai que déjà je vis dans un vieux monde et que mes yeux de quadragénaire sont trop faibles pour regarder bien en face la jeune lumière ? Mes cadets, mes frères puinés, ménagez ceux qui vont vieillir et qui ne s’en doutent pas, et qui l’apprennent de vous. Je ne vous dis pas : « Votre tour viendra ! » Non, je ne vous le dis point, car ce serait peine et méchanceté perdues. D’abord, vous n’aurez jamais mon âge, puisque nous ne l’aurons pas l’ensemble.
Henri Béraud  (1885-1958) – Plan Sentimental de la Ville de Paris  - 1926

Document deux :

Les hommes qui sont nés dans une même ambiance sociale, à des dates voisines, subissent nécessairement, en particulier dans leur période de formation, des influences analogues. L’expérience prouve que leur comportement présente, par rapport aux groupes sensiblement plus vieux ou plus jeunes, des traits distinctifs ordinairement fort nets. Cela, jusque dans leurs désaccords, qui peuvent être des plus aigus. Se passionner pour un même débat, fût ce en sens opposé, c’est encore se ressembler. Cette communauté d’empreintes, venant d’une communauté d’âges, fait une génération.
Une société, à vrai dire, est rarement une. Elle se décompose en milieux différents. Dans chacun d’eux, les générations ne se recouvrent pas toujours : les forces qui agissent sur un jeune ouvrier s’exercent elles fatalement, au moins avec une intensité égale, sur le jeune paysan ? Ajoutez, même dans les civilisations les mieux liées, la lenteur de propagation de certains courants. « On était romantique, en province, durant mon adolescence, alors que Paris avait cessé de l’être, me disait mon père, né à Strasbourg en 1848. Souvent d’ailleurs, comme dans ce cas, l’opposition se réduit surtout à un décalage. Quand donc nous parlons de telle ou telle génération française, par exemple, nous évoquons une image complexe et non, parfois, sans discordance — mais dont il est naturel de retenir avant tout les éléments vraiment directeurs.
Quant à la périodicité des générations, il va de soi qu’en dépit des rêveries pythagoriciennes de certains auteurs, elle n’a rien de régulier. Selon la cadence plus ou moins vive du mouvement social, les limites se resserrent ou s’écartent. Il y a, en histoire, des générations longues et des générations courtes. Seule l’observation permet de saisir les points où la courbe change d’orientation. J’ai appartenu à une École où les dates d’entrée facilitent les repères. De bonne heure, je me suis reconnu, à beaucoup d’égards, plus proche des promotions qui m’avaient précédé que de celles qui me suivirent presque immédiatement. Nous nous placions, mes camarades et moi, à la pointe dernière de ce qu’on peut appeler, je crois, la génération de l’Affaire Dreyfus. L’expérience de la vie n’a pas démenti cette impression.
Il arrive enfin, forcément, que les générations s’interpénètrent. Car les individus ne réagissent pas toujours pareillement aux mêmes influences. Parmi nos enfants, il est, dès aujourd’hui, assez aisé de discerner, en gros, selon les âges, la génération de la guerre de celle qui sera, seulement, celle de d’après‑guerre.  A une réserve près, toutefois : dans les âges qui ne sont pas encore l’adolescence presque mûre, et ont pourtant dépassé la petite enfance, la sensibilité aux événements du présent varie beaucoup avec les tempéraments personnels ; les plus précoces seront vraiment « de la guerre » ; les autres demeureront sur le bord opposé.
La notion de génération est donc très souple, comme tout concept qui s’efforce d’exprimer, sans les déformer, les choses de l’homme. Mais elle répond aussi à des réalités que nous sentons très concrètes. Depuis longtemps, on l’a vu utilisée, comme d’instinct, par des disciplines que leur nature conduisait à se refuser, avant toutes autres, aux vieilles divisions par règnes ou par gouvernements : telle l’histoire de la pensée, ou celle des forces artistiques. Elle semble destinée à fournir, de plus en plus, à une analyse raisonnée des vicissitudes humaines, son premier jalonnement.
Mais une génération ne représente qu’une phase relativement courte. Les phases plus longues se nomment civilisations.
Marc Bloch (1886-1944), Apologie pour l’histoire, (publication posthume en 1949)

Document trois :
Nous sommes partis du simple constat d’une distorsion : si monsieur Toutlemonde utilise à tout bout de champ le mot de génération, les universitaires font montre à son égard d’une grande frilosité.  Ils s’irritent à juste titre de l’emploi inconsidéré qui est fait d’un ingrédient censé donner du corps à toutes les sauces ou presque. Faut-il pour autant dénier toute valeur à l’approche générationnelle de l’histoire ? Nous ne le croyons pas : elle s’est révélée une grille de lecture presque toujours féconde et fournit parfois une clef explicative fondamentale.
En effet  il y a toujours des événements inauguraux que l’on peut dire générationnels puisqu’ils structurent toute une époque en donnant un cadre de représentations mentales complexes et en provoquant de façon durables des comportements propres, des pratiques politiques, sociales, culturelles, des réflexes singuliers, des refus, des déviances, des inclinations. Pour peu qu’elles aient été exposées à l’événement pendant un laps de temps suffisant, ce sont plusieurs cohortes[2] qui en seront marquées de façon plus ou moins profonde, parfois contradictoire, mais souvent indélébile. Elles constituent ce que Pascal Balmand, étudiant les années 1930, nomme « un tronc générationnel ». Bien entendu, à partir de ce tronc commun, en l’occurrence la volonté de créer un homme nouveau, partent différentes branches, et l’approche générationnelle ne peut à elle seule expliquer pourquoi certains empruntent la voie fasciste alors que d’autres privilégient  le credo marxiste.
Mais le fait est, pour notre propos, qu’il a bien existé une sensibilité globale sans laquelle on ne peut comprendre ni les trajectoires dans leur diversité, ni une manière de poser les problèmes qui est propre à cette génération-là : ces hommes et ces femmes partageaient, et je reprends une formulation de Marc Bloch, « une communauté d’empreintes », celle de la Grande Guerre, matrice générationnelle s’il en est. Assurément, les différentes cohortes ne sont pas identiques : à la génération du feu succède la génération orpheline qui tente, à sa manière, d’oublier la tuerie et entend construire son propre monde. L’une et l’autre subissent la marque profonde du pacifisme, ce fait de société démesuré dans le cas français, qui transcende les clivages sociaux. C’est la peur d’une nouvelle bataille de la Somme qui allait engendrer, à partir de 1938, chez bon nombre d’anciens combattants comme chez leurs femmes et leurs enfants, une véritable crise d’identité nationale.
Jean Pierre Azéma – « La Clé générationnelle » – Revue Vingtième siècle, vol. 22 (1989)



Document quatre : Tardi, « C’était la guerre des tranchées » Casterman, 1993 

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 CORRIGE DE LA SYNTHÈSE

L’année dernière mourait le tout dernier poilu représentatif de la génération des tranchées, la génération sacrifiée, qui se trouve au centre des documents de ce corpus : Une page du Plan Sentimental de la ville de Paris, dans laquelle le romancier et reporter Henri Béraud compare le Paris de 1925 avec celui d’avant-guerre ; un extrait de d’Apologie pour l’histoire de l'historien Marc Bloch, lequel propose une approche sociologique des conséquences de cette guerre sur les générations qui ont suivi ; un texte de Jean Pierre Azéma tiré de son essai La clé générationnelle, dans lequel il réfléchit à la pertinence d'une lecture générationnelle de l'histoire du vingtième siècle ; une planche de l’album que le dessinateur Tardi consacra en 1993 à « la guerre des tranchées » : 1926, 1949, 1989, 1993 : les dates d’édition de ces divers documents épousent, on le voit, le déroulement du vingtième siècle. Peut-on ou non dire que les générations sont déterminées par l’Histoire Dès lors, une approche de l'histoire par l'intermédiaire de l'étude des générations serait-elle pertinente ? Telles sont les questions qu’on peut se poser au vu de ces diverses réflexions, à propos des conséquences qu’un événement historique majeur, la Grande Guerre, eut sur plusieurs générations successives.
On verra dans un premier temps qu’on peut en effet évoquer un certain déterminisme lié à l’Histoire lorsqu’un événement de premier plan rend solidaires les membres d'une génération. Dans un second, on verra que ce déterminisme n’agit cependant pas de manière uniforme au sein d’une même génération et que les sensibilités individuelles demeurent.

I Le Déterminisme historique.
a) la guerre de quatorze comme événement inaugural
Le terme de génération est pour le moins  sujet à caution. Sa relation avec l'Histoire et l'évolution des peuples également. C’est Jean Pierre Azéma qui parle « d’événements inauguraux qui structurent toute une époque ». A en croire le témoignage d’Henri Béraud né en 1885 ou de Marc Bloch né en 1886, la Grande Guerre en fut bel et bien un : à tel point qu’à la fin du vingtième siècle, le dessinateur Tardi réalisa encore un beau succès populaire en la transposant en bandes dessinées. Témoin autant que victime de cette influence, l’historien Marc Bloch sépare arbitrairement la société de son temps en deux groupes : la génération qui a participé à la guerre, d’une part ; et celle qui fut seulement, dit-il, celle de l’après-guerre. Azéma, pour sa part,  n’hésite pas à parler d’une « matrice générationnelle » à propos de cet événement majeur. Béraud, qui l’a vécue, évoque  « un arrêt brusque dans la vie du monde » ; arrêt que figure sur le dessin de Tardi la stagnation de ces hommes dans ces tranchées de Quatorze-Dix-huit, en attente d’ordres et de combats,  loin de toute activité économique et sociale, loin des femmes et loin des divertissements des villes.
b)  du sentimentalisme au culte de la force
C’est chez Béraud que l’on ressent le plus de nostalgie pour la Belle Epoque : « survivant », dit-il d’un  « sentimentalisme social » qui s’accommode mal du culte de la force et de la futilité qui séduisent la génération d’après-guerre avec les premiers divertissements industriels (automates et érotomètres). On admettra volontiers que ce culte de la force, déployé par des cadets qui n’ont jamais connu la guerre, ait en effet du mal à séduire les poilus comme ceux que dessine Tardi; poilus qui, ayant vécu pour de bon les combats véritables et la dure réalité de la guerre, ne purent y voir qu’un divertissement malsain et vain, un « bazar des vanités » pour « fier-à-bras ». Marc Bloch date du milieu du siècle précédent ce déclin du romantisme, d’abord à Paris, puis en province.  Avec la grande Guerre qui signa l’entrée dans le vingtième siècle et qui exposa à sa marque « plusieurs cohortes » comme le souligne Azéma, il semble que le monde se soit irrémédiablement durci.
c) déclin du sentiment national
On a pu remarquer sur le dessin de Tardi le signe « RF » gravé sur le casque d’un poilu. A ce propos, Henri Béraud enregistre un déclin du sentiment patriotique et national chez ses cadets qui ne le situent plus que dans la variété et le sport. Il semble bien en effet que le respect de l’armée, et celui de sa hiérarchie, si prégnants encore en quatorze en raison de l’état de guerre, comme on le voit avec ces soldats qui « attendent l’ordre » et malgré leur peur exposent leur vie, se soient quelque peu dilapidés dans les générations suivantes peu soucieuses de « l’orgueil de la France » et, comme le souligne avec force Jean Pierre Azema, adeptes d’un pacifisme sans limite. Comme le constate avec une certaine amertume Henri Béraud dans son Plan Sentimental, les membres de la génération sacrifiée à la défense du sol font figure du coup de « figures historiques » décalées par rapport à leurs cadets, littéralement « dépaysées ». A propos de ce déclin, Jean Pierre Azéma parle de crise d’identité nationale, « la bataille de la Somme » et autre champs d’honneurs ayant laissé des souvenirs atroces à plusieurs générations d’hommes et de femmes.
Le dossier insiste donc, on le voit, sur l'importance qu'un événement historique comme la Grande Guerre eut sur la cristallisation d'une génération, sur la constitution de son identité propre et de celles qui suivirent :   Mais si l’on entre dans les détails, on peut constater cependant que malgré ce déterminisme prégnant qui  structura l'histoire du vingtième siècle, des différences notables demeurent  au sein des individus ayant appartenu à ces générations successives.

II Les clivages entre personnes d’une même génération

Le déterminisme générationnel n’est pas en effet – et c’est heureux – un principe scientifique inébranlable. Même si tous les individus ayant vécu dans la première partie du vingtième siècle, ainsi que leurs descendants comme Tardi, furent marqués par le traumatisme de la première guerre mondiale, des facteurs subsistent pour différencier les individus.
A Les divergences sociales:
L’événement historique frappe en pleine face l’ensemble de la société. C’est d’autant plus vrai d’une guerre, qui justifie la mobilisation de tous : c’est très visible sur la planche de Tardi dans laquelle une solidarité évidente (que désigne ce pronom personnel « nous » utilisé par le soldat Jean Desbois lorsqu'il résume les événements qui ont marqué la journée de la veille) relie tous les soldats de la compagnie entre eux. Mais il serait bien naïf de penser que ce même uniforme que le dessinateur reproduit estompe les divers clivages sociaux et l’on peut imaginer réunis là, côte à côte dans la même tranchée, des paysans, ouvriers, employés, petits bourgeois et artisans qui ne se seraient jamais adresser la parole en temps de paix : paradoxalement, la guerre réunit les hommes et estompe dans un premier temps des diverses classes sociales existant dans un même pays.
Mais elle forge simultanément deux clans très nettement séparés : celui des officiers issus des grandes écoles militaires et la grande population des mobilisés. Car une "société est rarement une" : On retrouve chez Marc Bloch ce subtil distinguo entre le monde paysan et le monde ouvrier, dont on nous dit qu'ils subissent de manière différente l’intensité des pressions qui s’exercent sur leur même génération. On voit là les limites de l'évenément historique, même influent, au sentiment de cohésion qu'il peut procurer à l'ensemble d'une génération.
B les divergences politiques : Marc Bloch note avec finesse que des désaccords aigus persistent également entre les membres d’une même génération. On sait que la génération de l’Affaire Dreyfus, qu’il cite, a par exemple été douloureusement marquée par une division politique profonde et insoluble. Les divergences sont alors d’ordre idéologiques : divergences qu’on peut aussi retrouver dans ce qui oppose les officiers aux commandes des simples exécutants de la tranchée de Tardi. Mais c’est dans le texte d’Azéma qu’on trouve l’exemple le plus probant de ce type de rupture irréparable, lorsque l'essayiste oppose les fascistes et les marxistes des années trente.
Cependant, ne peut-on alors parler de côte pile et face d’une même pièce, déterminée au fond par la même histoire ? « Se passionner pour un même débat, fût-ce en sens opposé, c’est encore se rassembler » note astucieusement Marc Bloch. Et Azema de rajouter que le pacifisme issu de 14/18 a transcendé tous les clivages sociaux. Les prises de position idéologiques qui séparent les hommes d'une même génération en clans idéologiques fortement marqués sont donc bel et bien, d'après nos auteurs, et malgré les divergences, déterminés par l'événement historique, lequel vint en premier.
c. La démarcation d’une génération à l’autre : Lorsqu'il surgit en s'imposant à tous, l’événement historique scinde donc arbitrairement en deux des groupes humains parfois très proches dans le temps :quadragénaires et moins de trente ans chez Béraud, ceux de la guerre et ceux de l’après chez Marc Bloch  : Azéma, pour évoquer ce phénomène, parle de « blocs générationnels » : ainsi à quelques années d’écarts, un groupe humain peut se retrouver saisi dans  une communauté d’empreintes ou dans une autre ; ce qui rend parfois problématique la claire distinction d'une génération et d'une autre; ce ne sont alors plus les afflux successifs de naissances, ce que Marc Bloch appelle « la périodicité », qui structurent l’appartenance d’un individu à telle ou telle  génération, mais en effet l’Histoire,  d’où cette phrase magnifique de Béraud : « vous n’aurez jamais mon âge, car nous ne l’aurons pas ensemble ».

En dépit de la façon commune que les hommes peuvent avoir de vivre les différents âges de la vie, la manière dont chacun d'entre nous les aborde varie donc selon les conditions de notre appartenance générationnelle. On peut ainsi conclure cette réflexion sur la difficile cohésion de l’humanité, condamnée à se reproduire pour subsister, et productrice dans sa marche en avant d’une histoire faite de ruptures et de transmissions, en soulignant le fait qu'une approche de l'histoire par l'intermédiaire de l'étude des générations semble, en complément à d'autres, tout à fait pertinente, comme le souligne Jean Pierre Azéma et le confirme l'analyse que nous venons de faire des autres documents. On peut dès lors s'interroger sur  l'empreinte que le vingtième siècle et son histoire bouleversée laissera à la dernière génération qu'il vit naitre, et qui constitue la toute première « cohorte » des individus appelée à forger le vingt et unième siècle.

CORRIGE DE LA DISCUSSION

Depuis une dizaine d’années, un certain nombre d’évolutions ont transformé en profondeur l'ensemble de la société. Ces diverses transformations ont-elles eu un impact sur les différentes générations, spécialement sur la plus jeune ? Peut-on, à son propos, parler comme le fit Marc Bloch à propos de la génération sacrifiée d’une « communauté d’empreintes » ? Telle est la question qu’en deux temps, on va se poser : il s’agira tout d’abord de répertorier les événements historiques qui ont influencé depuis peu le monde dans lequel nous sommes ; puis de déterminer, au-delà des débats sur le choc des sociétés ou le choc des civilisations,  la manière dont ils ont pu marquer la jeunesse.

Beaucoup d’observateurs ont estimé qu’avec les attentats contre le World Trade Center, la planète entrait dans le XXIème siècle. De fait, c’est la première fois que les médias donnaient un tel retentissement à un attentat terroriste ; première fois, aussi, que l’Amérique était frappée sur son sol. Le symbolisme des deux tours new-yorkaises achevait de donner à l’événement une dimension historique : la suprématie américaine et le capitalisme, en entrant dans ce nouveau siècle n’entraient-ils pas dans une période de crise jusqu’alors sans précédent ? Sans doute les enfants qui virent alors en boucle pendant plusieurs jours les images ont-ils  été marqués. Au point que cela puisse constituer un événement inaugural dans leur génération ? Certes non. Mais sa coïncidence avec d’autres, sans doute, peut offrir une grille de lecture.
Une douzaine d’années auparavant, un autre symbole tombait, celui du mur de Berlin, prélude d’une reconfiguration de la géopolitique mondiale très rapide : la Guerre froide s’achevait avec l’effondrement du bloc soviétique, l’émergence d’autres puissances (Chine, Inde, notamment). La mondialisation libérale et la construction européenne redessinait ainsi la carte du monde, des frontières et des monnaies disparaissaient, donnant l’impression d’un monde réuni : le développement des NTC et la culture de masse (mainstream) qu’elles répandirent dans tous les pays peuvent-ils être considérés comme un facteur générationnel d’importance ?  La génération dite Y ou digital native, en tous cas, est né dans ce berceau et en porte les traces.
Il est impossible de ne pas évoquer lorsqu’on songe à l’histoire des trente dernières années la notion récurrente de crise : crise économique, crise financière, crise culturelle. Tandis que la génération des baby boomers, ceux qui n’ont connu que les Trente Glorieuses, part à la retraite après s’être enrichie, celle des digital native arrive sur le marché du travail dans une société confrontée à la précarité, et que traversent plusieurs questions de fond : celle du réchauffement climatique, celle des dettes des états et de la survie du système.
Ainsi la première génération appelée à se saisir du nouveau millénaire rencontre-t-elle sur sa route une raison de se réjouir et une raison de s’inquiéter :  jamais l’humanité n’a disposé d’autant de moyens technologiques pour détourner à son profit les énergies naturelles et réaliser toutes ses ambitions, tous ses rêves ; jamais non plus, avec une démographie galopante, il n’y aura eu tant d’êtres humains sur Terre, et jamais la question de leur cohabitation, voire de leur survie, dans un monde globalisé n’aura été aussi problématique.

S’il serait un peu absurde d’assigner à chacun de ces éléments une caractéristique qui aurait plus particulièrement imprégné la jeunesse, il n’est pas totalement farfelu de rechercher, à la croisée de tous cette fameuse communauté d’empreinte dont parle Marc Bloch

La banalisation du terrorisme est certes un facteur nouveau et traumatisant pour les individus des sociétés occidentales habitués à vivre en paix depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La frange la plus jeune de la population, qui n’a connu le monde qu’en cet état, s’en est sans doute plus facilement accommodé et accepte plus aisément la banalisation de la violence. Elle développe aussi plus rapidement les moyens de se prémunir contre ses manifestions. En même temps, cette jeune génération grandissant dans des sociétés où l’on ne parle que de videosurveillance et de plan vigipirate n’aura pas l’occasion de vivre, comme celles qui l’ont précédée, une adolescence pleinement insouciante. La méfiance entre clans, parfois entre individus, se développe très tôt dans de telles conditions, et les communautarismes identitaires qui sont souvent les seules réponses faites à cet état du monde ne facilitent pas les choses.
L’ouverture du marché de la communication à la totalité de la population a reconfiguré la perception que l’on peut se faire de l’espace, tant européen que mondial. Pour un étudiant actuel, un voyage à l’étranger n’est plus une aventure. Non seulement les frontières, mais aussi les distances sont lentement abolies grâce au soft power [1]des nouveaux échanges et des nouvelles pratiques culturelles. Il en découle pour la jeunesse une culture de l’instant, riche en émotions et en feelings, pauvre souvent en mémoire et en idées. Il en résulte aussi une perception différente du temps, moins linéaire et plus fragmentée. Il en résulte surtout une transformation du modèle culturel dominant, avec tous les risques d’éparpillements, voire de pertes, liés à cet état de fait. Le communautarisme menace de fragmenter la cohésion sociale
La notion de crise peut affecter de manière diverses les groupes d’individus : provoquer le repli sur soi, exacerber les individualismes, ou au contraire encourager les solidarités. Comment la jeune génération vit-elle cela ?  On a beaucoup parlé du phénomène Tanguy, film générationnel s’il en est. La précarisation due à la crise laissera forcément des traces qui affecteront les individus de manières évidemment différentes selon les réseaux de solidarité, familiaux ou autres, auxquels ils auront pu s’agréger.  L’adaptation de cette jeunesse aux nouvelles technologies saura-t-il compenser en terme de gain de confort ce qui a été perdu en terme de sécurité, notamment quand la sécurité la plus naturelle qui consiste à vivre sur la planète en pouvant penser la durée, est compromise ?

On s'était demandé si cette génération dite digital native était déjà marquée par des caractéristiques susceptibles de la définir. Il est certes trop tôt pour évoquer à son sujet une action historique qui la distinguerait des autres. Mais en terme d'héritage, on peut conclure que les récentes évolutions du monde, tant technologiques que géopolitiques, ont en effet instauré un ensemble de caractéristiques susceptibles de former, aussi bien dans le positif que le négatif,  cette communauté d'empreintes dont parle Marc Bloch.