jeudi 30 septembre 2010

Promenades

Synthèse d'entrainement sur le détour - BTS CI  avril 2009


SYNTHÈSE DE DOCUMENTS :
Vous rédigerez une synthèse objective et ordonnée des quatre documents suivants :

1. Jean-Jacques RousseauEmile ou de l’Education, 1762
2. Jean Chesneau, De la modernité, La Découverte, 1983
3. Andrzej StasiukFado, Christian Bourgois éd., 2006
4. SERREL'Automobile, Éditions Glénat, 1977


  
DOCUMENT UN
Je ne conçois qu'une manière de voyager plus agréable que d'aller à cheval ; c'est d'aller à pied. On part à son moment, on s'arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d'exercice qu'on veut. On observe tout le pays ; on se détourne à droite, à gauche, on examine tout ce qui nous flatte ; on s'arrête à tous les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie ; un bois touffu, je vais sous son ombre ; une grotte, je la visite ; une carrière, j'examine les minéraux. Partout où je me plais, j'y reste. À l'instant où je m'ennuie, je m'en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du postillon. Je n'ai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes ; je passe partout où un homme peut passer ; je vois tout ce qu'un homme peut voir ; et, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir. Si le mauvais temps m'arrête et que l'ennui me gagne, alors, je prends des chevaux. Si je suis las... Mais Émile(1) ne se lasse guère ; il est robuste ; et pourquoi se lasserait-il ? Il n'est point pressé. S'il s'arrête, comment peut-il s'ennuyer ? Il porte partout de quoi s'amuser. Il entre chez un maître, il travaille ; il exerce ses bras pour reposer ses pieds.
Voyager à pied, c'est voyager comme Thalès, Platon et Pythagore(2). J'ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement et s'arracher à l'examen des richesses qu'il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu l'agriculture, ne veut pas connaître les productions particulières au climat des lieux qu'il traverse, et la manière de les cultiver ? Qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour l'histoire naturelle, peut se résoudre à passer un terrain sans l'examiner, un rocher sans l'écorner, des montagnes sans herboriser, des cailloux sans chercher des fossiles ? Vos philosophes de ruelles(3) étudient l'histoire naturelle dans des cabinets ; ils ont des colifichets ; ils savent des noms, et n'ont aucune idée de la nature. Mais le cabinet d'Émile est plus riche que ceux des rois ; ce cabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place : le naturaliste qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre : Daubenton(4) ne ferait pas mieux.
Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager ! sans compter la santé qui s'affermit, l'humeur qui s'égaye. J'ai toujours vu ceux qui voyageaient dans de bonnes voitures bien douées, rêveurs, tristes, grondants ou souffrants : et les piétons toujours gais, légers et contents de tout. Combien le cœur rit quand on approche du gîte ! Combien un repas grossier paraît savoureux ! Avec quel plaisir on se repose à table ! Quel bon sommeil on fait dans un mauvais lit ! Quand on ne veut qu'arriver, on peut courir en chaise de poste ; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied.
jean-jacques rousseau, Émile ou De l'éducation, 1762.
(1) Emile est le héros fictif du traité d'éducation écrit par Rousseau.
(2) Thalès, Platon et Pythagore, savants et philosophes de l'Antiquité grecque.
(3) La ruelle est l'espace qui séparait, dans les chambres, le lit du mur. L'expression est ici ironique : elle désigne les philosophes qui ne sortent pas de chez eux.
(4) Daubenton, naturaliste contemporain de Rousseau.





DOCUMENT DEUX

L'autoroute nous révèle les pièges, les contraintes et les agressions de la modernité. Elle en est à la fois un reflet fidèle et un opérateur actif.
Au même titre que les tours de Hong Kong, les veaux de batterie ou les experts itinérants de multinationales, l'autoroute est un système " hors-sol ", clos sur lui-même et donc totalement dissocié de l'espace extérieur dans lequel il ne s'insère qu'en apparence. Les rapports à cet espace ambiant, les proximités, les distances, les orientations sont illusoires et factices; on croit passer au ras d'un village ou d'un canal qui sont pourtant inaccessibles sinon au prix de détours rebutants. Le paysage traversé n'est plus qu'un décor que signalent de puérils panneaux codés: un gland pour une forêt, un créneau pour un château médiéval. Mis à part ce décor, les contacts entre la nature et le ruban de béton se limitent à quelques implants, à quelques simulacres destinés à " paysager " ce dernier. La fonction de l'autoroute est d'assurer un déplacement en comprimant le temps au maximum; la relation avec l'itinéraire disparaît. [.. .]
L'autoroute n'existe que comme ensemble de circuits et de flux, qui prolongent et organisent ceux de notre société elle-même ; elle assure une fluidité des transports de marchandises supposée supérieure à celle des trains; elle reproduit et organise la pendularité (1) des activités humaines au travail et hors travail. [...] Mais ces flux collectifs grégaires ne sont que les conglomérats de solitudes, encastrées dans des boîtes métalliques en mouvement. L'autoroute, c'est le degré zéro de la sociabilité: chacun subit individuellement les contraintes communes du système, chacun prolonge sur l'autoroute les impératifs de vitesse et les tensions nerveuses imposées par le travail et la vie qu'on est censé fuir.
Une fois engagé, l'usager est complètement prisonnier de la rigidité de l'autoroute; il n'a plus qu'à obéir à ses injonctions binaires élémentaires: bifurquer à droite ou continuer, ralentir ou non, rouler sur trois ou deux files, allumer ou non ses phares [. ..]. Conduire sur l'autoroute, c'est se laisser mener par une programmation-guidage parfaitement fonctionnelle à l'intérieur de cet espace balisé, calibré, contrôlé par radars et hélicoptères, sinon programmé par ordinateur. On suit, et on est pourtant soumis aux aléas du moment, bouchons, intempéries ou accidents, sans disposer d'aucune issue alternative, au propre comme au figuré. Le cheminement de l'usager, son " à-venir " sont profilés selon une trajectoire univoque, obligatoire et irréversible. La rigidité du système est manifeste en cas d'accident grave, de chutes de neige massives, de brouillards intenses; crise signifie blocage sur place, écrasement dans les carambolages, incapacité sinon interdiction de toute solution personnelle. La vitesse s'inverse en impuissance. A la fois hégémonique (2) et inerte comme la modernité elle-même, l'autoroute est une gigantesque prothèse sociale, un appareillage qui tient dans son étroite dépendance les habitués de ces sousprothèses individuelles que sont les engins motorisés. Gigantisme qui rend nécessaire l'implantation de multiples contrôles techniques et policiers, fixes ou mobiles. L'espace de l'autoroute est parfaitement quadrillé.
Autre trait de rigidité, l'autoroute fonctionne doublement comme un espace social sélectif. Ses conditions d'admission séparent rigoureusement les usagers et les exclus, soit tout ce qui n'est pas mû par un moteur lourd. [...]
L'autoroute, c'est encore la violence subie en permanence, même si elle né se matérialise qu'en cas d'accident. Violence qui est le privilège sinon la jouissance secrète des conducteurs de grosses voitures et de gros engins. Toute 2 CV coincée entre deux mastodontes a ressenti cette insupportable agression latente. [. ..]
Structures hors-sol, perversion du rapport à l'espace, codage, réduction à l'instantané, [. ..] primat des flux et circuits, sociabilité zéro, rigidité, programmation-guidage impérative, réduction binaire, normes sélectives, blocage collectif en cas de crise, avenir univoque et irréversible, dépendance vis à vis des prothèses techniques, contrôle social intense, [...] violence latente, [...] rien de tout cela n'est particulier à l'autoroute, cela fait parte des effets pervers de la modernité.
Et pourtant, qui ne préfère pas l'autoroute! La modernité, c'est aussi la facilité, la simplicité, la commodité...
Jean CHESNEAU, De la modernité, Éditions de la Découverte, 1983


(1) la pendularité : le mouvement de va et vient.
(2) hégémonique : qui tend à confisquer tous les pouvoirs.





DOCUMENT TROIS

Le meilleur, dans un pays étranger, c’est la nuit. On quitte une région au crépuscule, parce qu’elle s’est révélée désespérément ennuyeuse, et on file, disons, droit vers le sud. L’obscurité qui tombe sur les plaines recouvre leur tristesse et, à dix heures du soir, on roule déjà dans un espace noir et limpide. On peut s’imaginer tout un tas de choses, essayer de deviner les contours d’un paysage invisible, les champs, les vergers, les villes de pierre blanche, les églises et les places qui se reposent de la chaleur du jour, on peut tenter de s’arranger avec l’abondance perverse de la matière, le sans-gêne pornographique de l’histoire qui se vautre ventre à l’air après chaque virage, après chaque côte, mais en fin de compte, c’est peine perdue, parce qu’on reste seul avec l’espace qui est la plus ancienne de toutes les choses.
Autoroute A4, autoroute A1, autoroute A13, feux rouges et blancs, bandes qui ‘étirent à l’infini sur le bitume, mirages dans les rétroviseurs, lumière dissoute dans l’air noir et chaud, bifurcations, panneaux indicateurs verts, périphériques et viaducs, rubans d’asphalte emmêlés au milieu desquels bat le cœur des villes, convois de poids lourds comme autant de trains démesurés, traînant dans leur sillage des ombres malodorantes, feux follets des enragés de la voie de gauche – vent soixante-dix , cent quatre-vingts à l’heure, comme s’ils voulaient traverser la nuit de part en part et assister au lever de soleil alors que les autres seront encore à rouler dans l’obscurité… Oui, oui, solitude définitive de l’autoroute où, pendant des heures, on ne voit pas âme qui vive, mais seulement un condensé d’humanité avec son besoin obsessionnel de mouvement et de victoire sur l’infini. Rien que des profils plats, des taches à peine corporelles derrière les vitres, des lucioles de mégots ou des doigts dans le nez. A moins d’arriver dans une station-service où tous ont l’air de victimes potentielles fatiguées et de voleurs alertes et affairés, où sur fond de ciel bleu marine les corps chauds des camions rappellent de gros rochers. Tout cela est à  peine vivant et semble consumer ses dernières forces, c’est en même temps un mouvement perpétuel mort dont le but est de devenir l’éternité.
Oui, le meilleur dans un pays étranger, c’est la nuit sur l’autoroute, parce que le dépaysement s’étend à la terre entière et nous emporte tous sans exception dans son courant.
Andrzej StasiukFado, Christian Bourgois éd., 2006




DOCUMENT QUATRE

SERRE, L'Automobile, Éditions Glénat, 1977



dimanche 26 septembre 2010

Le détour par la ruse (sujet 2009)

PREMIÈRE PARTIE : SYNTHESE (/40 POINTS)

Vous rédigerez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents suivants :
Document 1 : Georges Balandier,
 Le Détour - Pouvoir et modernité (1985)
Document 2 : Denis Boisseau, "Ne vaut pas le voyage", Revue La Licorne (2000)
Document 3 : La Fontaine, « Le Renard et le Bouc »,
 Fables (1668-1694)
Document 4 : Jacques Attali,
 Chemins de Sagesse - Traité du Labyrinthe 
(1996).
 DEUXIÈME PARTIE : ECRITURE PERSONNELLE (/20 POINTS)
Selon vous, l'important est-il d'arriver à ses fins, quel que soit le détour utilisé ?
Vous répondrez d'une façon argumentée à cette question en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l'année et vos connaissances personnelles.
TEXTE 1 - La ruse cachée.
  La ruse est toujours tapie dans les entreprises humaines. Les grandes constructions symboliques et les mythologies la montrent à l'oeuvre sous des figures multiples. Elle domine l'univers culturel de la Grèce ancienne : Metis la symbolise. La metis est une forme de l'intelligence impliquant un ensemble d'attitudes mentales «qui combinent le flair, la sagacité, la débrouillardise, l'attention vigilante, le sens de l'opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise». Elle s'applique aux situations mouvantes et ambiguës, elle mène son jeu à leur occasion; elle fait que le tricheur vainqueur ne souffre pas du discrédit; elle donne un emploi aux «puissances de la tromperie». La ruse intervient au royaume des dieux; Zeus lui doit l'existence et il l' « épouse », il allie le pouvoir de simulation à son propre pouvoir; Athéna marie la raison à la ruse, et les diverses puissances divines en ont chacune une part, investie dans les savoirs dont elles sont titulaires. Son expression mythique la constitue servante de l'intelligence. Sa réalisation humaine est Ulysse1 qui ne recherche qu'une chose et partout: « la victoire ». Par tous les moyens, ceux des pièges, des subterfuges, ceux des mots y compris. Ulysse a été vu comme le « modèle du comportement manipulatif » qui conduit à se plier aux circonstances, à tourner les forces naturelles contre la nature elle-même afin de la dominer; pour le philosophe, il illustre la ruse de la raison. Il apparaît toujours comme celui qui combine au mieux la ruse et l'intelligence; G. Audisio2 l'a montré en soulignant qu'Ulysse n'est pas le héros le plus fort de l'armée grecque, mais celui dont la vaillance se renforce de la possession du savoir-faire. La force a besoin d'être aidée.
  Les plus anciens traités militaires consacrent tous une place à la ruse. Dans la tradition de l'ancienne Chine, la guerre est considérée avec de nombreuses restrictions (on n'en vient à cette extrémité qu'après avoir épuisé toutes les autres possibilités) et les vertus militaires ne sont reconnues qu'avec modération. Selon Confucius3, « un général vraiment grand n'aime pas la guerre et n'est ni vindicatif4 ni passionné ». La violence guerrière est « chose mauvaise en soi », elle doit se trouver contenue dans ses effets — les morts et les ruines — et dans sa durée, même si la paix ne peut être acquise qu'à « prix d'argent ». La Chine, s'estimant porteuse de la plus haute civilisation, tente de l'accorder à la guerre, et c'est en cette exigence que la ruse trouve son emploi. Les ouvrages techniques et philosophiques, composés par des généraux chinois plusieurs siècles avant notre ère, considèrent celle-ci comme le moyen le mieux adapté aux luttes entre princes, alors que la conquête sans bornes reste la seule issue dans les guerres conduites par les Chinois contre les Barbares du dehors. L'intelligence des situations, le savoir-faire aidé par la ruse, d'un côté, la violence uniquement soucieuse de vaincre et de réduire, d'un autre côté, marquent la séparation tracée entre l'ordre civilisé et l'ordre barbare
  Dans toutes les circonstances, la ruse révèle une façon d'appliquer l'intelligence à une situation et à un objectif : le recours à des procédés indirects, à des apparences destinées à faire croire et agir, à la dissimulation et au secret — à un point tel que son degré extrême ou son état de perfection est atteint lorsqu'elle fait oublier sa présence. La force contraint directement, la ruse contraint par un détour, et souvent en emportant le consentement ou la conviction. Il n'est donc pas surprenant qu'elles soient l'une et l'autre, en des dosages variables selon les situations, au coeur du phénomène politique.
Georges Balandier, Le Détour - Pouvoir et modernité (1985).
1. héros de l'Odyssée d'Homère, Ulysse apparaît également dans l'IIiade qui raconte la guerre entre Grecs et Troyens. C'est grâce à une ruse d'Ulysse que les Grecs, après dix ans de guerre, parvinrent à vaincre les Troyens. Ulysse feint d'abandonner le combat laissant le cheval de bois construit par les Grecs dissimulant une partie des guerriers. Les Troyens introduisirent ainsi leurs ennemis dans leurs murs.
2. romancier, poète et essayiste (1900-1978).
3. philosophe de l'Antiquité chinoise (Kung Fu Tzu) qui vécut autour de -550 à - 480 et dont l'influence sur la civilisation chinoise a été considérable.
4. porté à se venger. 
TEXTE DEUX
  Nous sommes accoutumés à penser le détour comme un autre circuit dans l'espace, nous posons qu'il y aurait chaque fois un plus court chemin, et que le détour serait un écart relativement à ce trajet idéal. Il faut aussitôt remarquer ce qu'une telle considération a de sommaire. Elle repose sur cette idée que tout trajet doit s'accomplir par le plus court chemin, et que le détour est une dépense superflue, au mieux une coquetterie, au pire l'aveu d'une faiblesse. L'homme efficace, le héros, c'est bien connu, va droit au but, il écrase l'obstacle, il arrache l'entrave, il écrabouille l'importun. C'est pourtant une parfaite illusion : si l'homme efficace va droit au but, ce n'est pas parce qu'il est surpuissant, mais bien parce qu'il sait choisir la solution la meilleure relativement aux impératifs qu'il privilégie, il choisit ce qui lui est le meilleur détour — et donc aussi le « meilleur » raccourci —, il invente une meilleure réponse, il ne va pas tout droit, mais il bifurque à temps. Il y a une illusion de l'efficacité, conçue communément selon le schéma de l'idéologie mercantile1 dominante: le moindre coût apparent, le délai le plus court nous paraissent meilleurs, mais rien ne nous impose ce choix, et rien ne le valide, sinon les exigences de la plus ravageuse voracité, celle qui nous fait « gaspiller dans l'unique souci de manger tout de suite notre simple force d'avoir faim »2, et nous épuise à rivaliser avec la nécessité du monde. Choisir un autre trajet, engager un autre détour, c'est introduire dans le monde la proposition d'une autre efficace3, d'un autre sens, et d'autres valeurs [...].
Denis Boisseau, "Ne vaut pas le voyage", Revue La Licorne (2000).
1. Idéologie qui adopte comme valeurs celles d'une société marchande.
2. A. Artaud, Le Théâtre et son double (1938).
3. efficacité. de vue.
TEXTE TROIS - Le Renard et le Bouc.
Capitaine Renard allait de compagnie
Avec son ami Bouc des plus haut encornés1.
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez;
L'autre était passé maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits.
    Là chacun d'eux se désaltère.
Après qu'abondamment tous deux en2 eurent pris,
Le Renard dit au Bouc : Que ferons-nous, compère ?
Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi :
Mets-les contre le mur. Le long de ton échine
   Je grimperai premièrement;
   Puis sur tes cornes m'élevant,
   A l'aide de cette machine3,
   De ce lieu-ci je sortirai,
   Après quoi je t'en tirerai.
- Par ma barbe4, dit l'autre, il est bon ; et je loue
   Les gens bien sensés comme toi.
   Je n'aurais jamais, quant à moi,
   Trouvé ce secret, je l'avoue.
Le Renard sort du puits, laisse son compagnon,
   Et vous lui fait un beau sermon
   Pour l'exhorter à patience.
Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
   Tu n'aurais pas, à la légère,
Descendu dans ce puits. Or, adieu, j'en suis hors5.
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts:
   Car pour moi, j'ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin.
En toute chose il faut considérer la fin.
La Fontaine, Fables, Livre troisième, fable V (1668)
1. muni de cornes.
2. de l'eau.
3. ce moyen, ce procédé.
4. formule de serment parodique.
5. dehors.
TEXTE 4 - Ruser. Comment trouver le chemin.
  A priori, aucune intelligence n'est requise pour traverser un labyrinthe : il suffit d'avancer. S'il comporte des impasses, il y faut de la chance, de la persévérance et de la mémoire. Mais rien n'indique a priori comment raisonnablement choisir un parcours plutôt que d'autres. L'enchevêtrement de ses bifurcations et de ses impasses n'obéit à aucune loi, si ce n'est à la fantaisie de son auteur.
  Tout dépend de ce qu'on peut deviner de sa structure : ses parois sont-elles lisses ? n'y a-t-il aucun signe, même involontaire, laissé sur le sol ? la forme des virages est-elle significative ? le bon choix est-il plus souvent à gauche qu'à droite ?
  Pour répondre à ce genre de questions, on peut tenter de procéder à une exploration systématique de tous les choix possibles, comme on trace des algorithmes1 évaluant toutes les hypothèses avant de prendre une décision. C'est le plus souvent un exercice vain. Mieux vaut utiliser son intelligence à deviner le bon chemin. Mais quelle intelligence ? La raison est inutile, le labyrinthe n'est en rien rationnel. Il faut voir, toucher, sentir.
  Ecouter, aussi : l'oreille n'est-elle d'ailleurs pas un labyrinthe, une spirale de deux octaves et demie ? les deux notes extrêmes de la gamme ne sont-elles pas, comme deux points d'un labyrinthe, à la fois très loin et très proches l'une de l'autre ?
 Être malin.
 Il faut plus encore : tous les sens en éveil, apprendre à naviguer, avec à la fois le sens de l'instant et le regard posé sur le long terme. La forme d'intelligence requise ne fait plus appel à la logique, mais à l'intuition, celle du marin, du chasseur, du nomade. On peut la nommer malice ou ruse.
Les Grecs avaient déjà défini cette intelligence qu'ils opposaient à la raison; ils la nommaient metis, du nom de la première femme de Zeus, mère d'Athéna, qu'il dévora pour l'intégrer à ses pouvoirs et qui lui permit de prévoir les ruses des autres dieux.
  Science du mouvant, de l'imprévu, la ruse est recherche de l'efficacité pratique, du succès dans l'action. Elle exige coup d'œil et intelligence immédiate des situations les plus inattendues. Le rusé est aux aguets, sans cesse à imaginer et évaluer les diverses voies possibles, à soupeser les chances et les risques de chacune; il sait défaire des nœuds, démêler des ambiguïtés, prévoir les coups, vaincre les labyrinthes; il possède rapidité du geste et justesse du coup d'œil. Son savoir tâtonnant sait utiliser indices trompeurs et fausses nouvelles.
  Ruser n'est pas mentir; c'est chercher à lire dans les arrière-pensées des autres afin de jouer plusieurs coups d'avance (encore les échecs); c'est aussi chercher à débusquer les leurres, à arracher les masques, à déjouer les mensonges, à s'écarter des fausses pistes, à trouver un guide, à dévoiler des secrets et découvrir et déchiffrer un plan.
  Quant au menteur, Thésée2 et Ulysse démontrent le sort qui l'attend : Minos est puni pour avoir refusé de sacrifier le taureau promis à Poséidon; les Troyens sont détruits pour avoir eux aussi manqué à leur parole vis-à-vis de Poséidon qui les avait aidés à élever une muraille. Poséidon, dieu de la mer, aida les rusés Ulysse et Thésée à le venger des menteurs.
Jacques Attali, Chemins de Sagesse — Traité du Labyrinthe (1996).
1. calculs, enchaînement des actions nécessaires à l'accomplissement d'une tâche.
2. fils d'Egée roi d'Athènes, il aide son père à mettre fin à la demande de Minos, roi de Crète, vainqueur des Athéniens : ce dernier exige que la ville lui envoie un tribut de sept jeunes gens et de sept jeunes filles donnés en pâture au Minotaure, monstre à tête d'homme et corps de taureau. Thésée décide de mettre fin à ce carnage et se rend en Crète afin de tuer le monstre dans le labyrinthe de Dédale.

PROPOSITION DE CORRIGE : 


[introduction]
Au regard des règles de la vie sociale, “faire un détour” c’est bien souvent s’écarter du “droit chemin”. Pris dans son sens négatif, le détour constituerait donc un écart, un subterfuge, une feinte par rapport à une norme morale acceptée collectivement. Cette définition assez négative que le sens commun attribue au détour évoque d’emblée l’idée de ruse. Étymologiquement (recusare en Latin), la ruse renvoie en effet à l’esquive et au faux-fuyant. Une telle représentation pourtant, beaucoup trop simplificatrice, doit être nuancée : le corpus de textes mis à notre disposition nous invite ainsi à une réinterprétation critique de la ruse.
Aux  évidences illusoires et souvent immédiates qui amènent à condamner toute forme de détour, Denis Boisseau  montre au contraire qu’il constitue une réponse appropriée contre l’ordre appauvrissant et sclérosant du monde, constitué d’utilitarisme et de vue à court terme. Même le fabuliste Jean de La Fontaine), s’il rappelle que la ruse représente certes une “tromperie”, semble saluer le pragmatisme et finalement l’intelligence de celui qui sait en faire usage. L’essayiste et homme politique Jacques Attali n’hésite pas quant à lui à louer dans la ruse une forme de pensée plus efficace et pratique que les absolus spéculatifs de la raison. Enfin, sur un terrain plus épistémologique, le philosophe et anthropologue Georges Balandier va jusqu’à célébrer l’art, voire même la sagesse du rusé. Sa réflexion emprunte à l’histoire mythologique, guerrière ou philosophique un certain nombre d’exemples qui ont valeur de plaidoyer. 
Nous nous proposons d’aborder cette problématique selon une triple perspective : en premier lieu, nous verrons combien réfléchir à la ruse oblige à une définition qui la crédibilise et en circonscrit les limites. Cela étant posé, nous insisterons sur l’idée majeure du corpus qui invite à interpréter la ruse comme une forme d’intelligence supérieure. Enfin, nous terminerons notre synthèse par un regard plus global, à la fois historique et culturel : si les grands mythes antiques, l’art militaire de la Chine ancienne ou nos fables classiques ont justifié la ruse, c’est qu’elle permet d’appréhender plus subtilement la complexité du monde : la ruse serait ainsi au cœur même d’une démarche épistémologique amenant l’homme d’aujourd’hui à penser différemment la modernité.
[Première partie]
Tout d’abord, il convient de proposer une définition de la ruse, qui en circonscrit les limites et en légitime l’usage. Si le sens commun interprète la ruse comme un stratagème utilisé pour tromper, il n’en demeure pas moins qu’elle amène le rusé à beaucoup d’habileté, de finesse et d’intelligence. Il faut donc aborder l’idée de ruse avec prudence et se garder d’interprétations trop hâtives, qui la condamneraient d’emblée ou la légitimeraient sans discernement. Fort d’une longue observation du monde politique, Jacques Attali n’hésite pas à affirmer que “ruser n’est pas mentir”. Extrait de son essai Chemins de Sagesse, Traité du Labyrinthe (1996), le passage proposé montre en effet que l’art de la feinte ne saurait se confondre avec le mensonge. Mais, reconnaissons-le, la subtilité d’une telle approche na va pas sans une certaine ambiguïté dont l’apologue de Jean de La Fontaine “Le Renard et le Bouc” publié en 1668 dans le livre troisième des Fables est tout à fait révélateur : si la morale finale, aussi courte que sèche (”En toute chose il faut considérer la fin”), stigmatise le manque d’expérience, la naïveté voire la bêtise du bouc, c’est pour mieux nous rappeler combien l’ignorance des dupés est à stigmatiser autant, sinon plus, que la malignité des trompeurs qui invite d’abord à la prudence et à la réflexion.
Quant à Denis Boisseau, dans un article intitulé “Ne vaut pas le voyage” (Revue La Licorne, 2000), s’il centre davantage sa réflexion sur le détour en général, c’est pour en mettre à mal les définitions négatives —toutes plus illusoires les unes que les autres— et en proposer une approche autrement plus fine qui semble accréditer d’une certaine façon l’intelligence de la ruse : loin de constituer un aveu de faiblesse, une preuve d’impuissance, le détour serait au contraire l’affirmation d’un cheminement intellectuel profondément humain qui est à la base même de la liberté existentielle. Ce point de vue universitaire fait écho à la réflexion épistémologique de Georges Balandier : dans son célèbre essai paru en 1985, le Détour, Pouvoir et modernité, l’anthropologue suggère en effet une définition de la ruse qui est autant un appel à la lucidité et à la raison qu’un plaidoyer en faveur d’une plus grande ouverture culturelle, fruit d’une pensée longuement nourrie par la confrontation des modèles civilisationnels.
[deuxième partie]
De fait, il faut reconnaître à la ruse de permettre un mode d’accès aux connaissances d’autant plus original qu’il privilégie la digression. De prime abord, la ruse ressortit à une intelligence pratique qui se pose comme enrichissement de la pensée. Georges Balandier y voit principalement “une façon d’appliquer l’intelligence à une situation et un objectif” qui valorise l’indirect et la stratégie. Il n’est guère étonnant que l’auteur emprunte de nombreux exemples à la mythologie ou à la Chine ancienne : différant du mode de pensée cartésien, la ruse en effet substitue à la pensée en ligne droite le passage par les sens, l’intuition, le détour. Jacques Attali use quant à lui d’une comparaison pertinente : à l’image du chasseur aux aguets, le rusé peut explorer le monde de façon plus intuitive du fait même que la ruse est une pensée de la périphérie. L’exemple du labyrinthe lui permet une habile bien qu’implicite comparaison : par leur complexité même, les sociétés mondialisées ne peuvent être appréhendées qu’en valorisant un autre mode d’accès à la réussite qui privilégie l’anticipation stratégique autant que l’art de la feinte.
Cet art de la feinte est proche des détours du langage. Il revient à ce titre à La Fontaine d’avoir plaisamment rendu compte des tactiques oratoires du renard pour abuser le bouc par son éloquence : “maître en tromperie”, notre opportuniste sait en effet brouiller les repères au point de tourner à son avantage une situation dans laquelle il était pourtant moins fort physiquement. Contre toute attente, sa victoire sur le bouc semble en effet facile : le propre du rusé réside à cet égard dans ses capacités d’adaptation à l’environnement et au contexte. Même Denis Boisseau rappelle dans cet extrait combien “si l’homme efficace va droit au but, ce n’est pas parce qu’il est surpuissant mais bien parce qu’il […] sait choisir le meilleur détour -et donc aussi le “meilleur” raccourci-, il invente une meilleure réponse, il ne va pas tout droit, mais il bifurque à temps”. C’est donc cet art de l’anticipation et de l’adaptation qui parvient à faire de la digression un facteur de cohérence et d’enrichissement de la pensée.
[troisième partie]
Il ressort de nos précédentes remarques une idée capitale : la ruse semble en effet offrir un modèle propre à renouveler l’approche épistémologique des philosophies de la vie humaine et de l’action. En premier lieu, Georges Balandier et Jacques Attali, en accordant une place importante à la mythologie grecque, montrent combien la métis, en procédant obliquement, permet à l’homme de s’affranchir du déterminisme et de la fatalité auxquels l’avaient condamné les dieux. De fait, la ruse introduit une intelligence digressionniste dont le personnage d’Ulysse ou la légende du labyrinthe sont les figures emblématiques. En privilégiant l’implicite et la digression, la ruse est le complément nécessaire à la raison et à la force. Balandier célèbre même l’art de la stratégie militaire dans la Chine ancienne comme partie intégrante de l’humanisme : en tant que médiation symbolique, la ruse est une pratique de la guerre qui consiste à substituer la stratégie indirecte à l’attaque directe. Le métaconflit constitue en cela un terrain d’investigation privilégié, puisqu’à la base, il y a écart, évitement, digression, contournement.
En définitive, il faut reconnaître à la ruse sa valeur initiatique et didactique : elle permet à l’homme, particulièrement l’homme occidental, souvent dépendant du rationalisme, d’appréhender la modernité par le biais d’autres voies d’accès à la connaissance. Publiée sous le règne de Louis XIV mais inspirée de la thématique d’Esope et des courants philosophiques antiques, la fable de La Fontaine est à ce titre éclairante : loin de légitimer la tromperie du renard ou un quelconque cynisme, elle invite davantage le lecteur à la lucidité et à la raison : si les plus hauts placés dans la hiérarchie de l’intelligence abusent ainsi des plus faibles ou des plus démunis, c’est qu’ils en connaissent la vulnérabilité. La fable a donc valeur d’avertissement. Enfin, Jacques Attali, mais aussi Balandier et Brisseau, de façon certes plus abstraite, font entendre un véritable plaidoyer pro domo : la ruse ne serait-elle pas une manière de construire un discours sur la connaissance, apte à nous faire mieux appréhender les fractures sociétales et les désordres dont notre modernité est si souvent victime ?

dimanche 19 septembre 2010

3. Établir la problématique et le plan

NB : Ce cours s'appuie sur le dossier Générations de la session 2010 dont on peut prendre connaissance en cliquant ICI 




Établir la problématique et le plan forment les deux aspects d'une même démarche, puisqu'on ne peut construire de plan sans problématique préétablie, et toute problématique bien posée appelle une logique (un plan) pour être solutionnée. Les deux aspects forment donc une même étape, qui est la deuxième étape de votre travail, celle au cours de laquelle se joue une grande partie de votre note.

1. Problématiser le dossier :

En règle générale, il y a toujours dans un dossier un document plus théorique que les autres, qui amorce la problématique générale du dossier. Dans l’exemple du dossier proposé aux candidats de la session 2010 ( dont le thème était « Générations »), on pouvait problématiser le dossier en se demandant quels sont les enjeu de la transmission culturelle entre générations, à partir de la réflexion de Gruillot (doc 3): « c’est l’humanité qui est réelle et qui demeure, l’individu ne fait que passer »
La problématique est la question que soulève un sujet. C’est elle qui préside à l’organisation du plan qui va suivre, puisque toute question posée nettement appelle les différentes étapes de sa résolution. En règle générale, il est vain d’avancer plus avant dans le travail si vous n’avez pas encore trouvé une problématique digne d’intérêt.
Si l’on choisit donc de se demander quels sont les enjeux de la transmission culturelle entre générations, on va devoir adopter une démarche logique qui réponde in fine à la question. Cela revient à établir un plan

2 .Etablir un plan :

NB :L’une des contraintes de l’exercice est de confronter les documents dans chaque partie. Aussi tout plan qui traiterait un document par partie doit être d’emblée écarté car il sera refusé par les correcteurs 
Il faut donc répondre à la problématique posée en confrontant les arguments et les exemples qu’on aura au préalable repérés dans chaque document pied à pied, et dressés en un tableau comparatif.
C’est à partir de ce tableau qu’on va organiser notre plan, en distribuant de façon logique les arguments communs aux documents, et en respectant le discours de chaque auteur.

Ainsi, se demander quels sont les enjeux de la transmission culturelle entre générations revient :
1) à reformuler la manière dont les documents les définissent
2) à s’interroger sur les problèmes que rencontre leur réalisation,
3) à rendre compte des solutions proposés par les documents

Rappel : La synthèse devant être objective, on ne rajoute rien à ce que disent les auteurs, on n’’interpréte pas leurs propos.  

Exemple de plan :
I.                  Définir les enjeux de la transmission entre générations :
·         Pour l’individu lui-même
·         Pour l’espèce tout entière
II.                Définir les problèmes que la transmission pose  :
·         Perte des repères individuels
·         Perte des repères sociétaux
·         Perte des repères universels
III.             Les documents proposent-ils des solutions ?
·         Le dialogue entre générations
·         La culture, dialogue entre les vivants et les morts.

Une fois le plan défini de manière composée au brouillon, il reste à rédiger le développement. C’est la phase suivante de la synthèse

jeudi 16 septembre 2010

Les marionnettes de la rue Vivienne



Voici le texte complet de l'article d'Anatole France "Les marionnettes de Monsieur Singoret", paru dansLa Vie Littéraire
Les marionnettes de M. Signoret jouent Cervantes et Aristophane, et je compte bien qu'elles pas la tragédie de Jules César, au temps de la reine Elisabeth? Et joueront aussi Shakespeare, Calderon, Piaule et Molière, les marionnettes anglaises ne jouaient-elles n'est-ce pas en voyant l'histoire véritable du docteur Faust, représentée par des poupées articulées, que Goethe conçut le grand poème auquel il travailla jusqu'à son dernier jour? Pensiez-vous donc qu'il fût impossible aux marionnettes d'être éloquentes ou poétiques?
Si celles de la galerie Vivienne voulaient m'en croire, elles joueraient encore la Tentation de saint Antoine, de Gustave Flaubert, et un abrégé du Mystère d'Orléans que M. Joseph Fabre ne manquerait pas de leur accommoder avec amour. La petite marionnette qui représenterait la Pucelle serait taillée naïvement, comme par un bon imagier du XVe siècle, et de la sorte nos yeux verraient Jeanne d'Arc à peu près comme nos coeurs la voient, quand ils sont pieux. Enfin, puisqu'il est dans la nature de l'homme de désirer sans mesure, je forme un dernier souhait. Je dirai donc que j'ai bien envie que les marionnettes nous représentent un de ces drames de Hroswita dans lesquels les vierges du Seigneur parlent avec tant de simplicité. Hroswita était religieuse en Saxe, au temps d'Othon le Grand. C'était une personne fort savante, d'un esprit à la fois subtil et barbare. Elle s'avisa d'écrire dans son couvent des comédies à l'imitation de Térence, et il se trouva que ces comédies ne ressemblent ni à celles de Térence, ni à aucune comédie. Notre abbesse avait la tête pleine de légendes fleuries.
Elle savait par le menu la conversion de Théophile et la pénitence de Marie, nièce d'Abraham, et elle mettait ces jolies choses en vers latins, avec la candeur d'un petit enfant. C'est là le théâtre qu'il me faut. Celui d'aujourd'hui est trop compliqué pour moi. Si vous voulez me faire plaisir, montrez-moi quelque pièce de Hroswita, celle-là, par exemple, où l'on voit un vénérable ermite qui, déguisé en cavalier élégant, entre dans un mauvais lieu pour en tirer une pécheresse prédestinée au salut éternel. L'esprit souffle où il veut. Pour accomplir son dessein, l'ermite feint d'abord d'éprouver des désirs charnels. Mais,--ô candeur immarcescible de la bonne Hroswita!—cette scène est d'une chasteté exemplaire. «Femme, dit l'ermite, je voudrais jouir de ton corps.--Ô étranger, il sera, fait selon ton désir et je vais me livrer à toi.» Alors l'ermite la repousse et s'écrie: «Quoi, tu n'as pas honte...» etc.
Voilà comment l'abbesse de Gandersheim s'entendait à conduire une scène. Elle n'avait pas d'esprit. Elle jetait innocente comme un poète, c'est pourquoi je l'aime. Si j'obtiens jamais l'honneur d'être présenté à l'actrice qui tient les grands premiers rôles dans le théâtre des Marionnettes, je me mettrai à ses pieds, je lui baiserai les mains, je toucherai ses genoux et je la supplierai de jouer le rôle de Marie dans la comédie de mon abbesse.--Je dirai: Marie, nièce de saint Abraham, fut ermite et courtisane. Ce sont là de grandes situations qui s'expriment par un petit nombre de gestes. Une belle marionnette comme vous y surpassera les actrices de chair. Vous êtes toute petite, mais vous paraîtrez grande parce que vous êtes simple. Tandis qu'à votre place une actrice vivante semblerait petite. D'ailleurs il n'y a plus que vous aujourd'hui pour exprimer le sentiment religieux.» Voilà ce que je, lui dirai, et elle sera peut-être persuadée. Une idée véritablement artiste, une pensée élégante et noble, cela doit entrer dans la tête de 

En attendant, j'ai vu deux fois les marionnettes de la rue Vivienne et j'y ai pris un grand plaisir. Je leur sais un gré infini de remplacer les acteurs vivants. S'il faut dire toute ma pensée, les acteurs, me gâtent la comédie. J'entends les bons acteurs. Je m'accommoderais encore des autres! mais ce sont les artistes excellents, comme il s'en trouve à la Comédie-Française, que décidément je ne puis souffrir. Leur talent est trop grand: il couvre tout. Il n'y a qu'eux. Leur personne efface l'oeuvre qu'ils représentent. Ils sont considérables. Je voudrais qu'un acteur ne fût considérable que quand il a du génie. Je rêve de chefs-d'oeuvre joués à la diable dans des granges par des comédiens nomades. Mais peut-être n'ai-je aucune idée de ce que c'est que le théâtre. Il vaut bien mieux que je laisse à M. Sarcey le soin d'en parler. Je ne veux discourir que de marionnettes. C'est un sujet qui me convient et dans lequel M. Sarcey ne vaudrait rien. Il y mettrait de la raison. Il y faut un goût vif et même un peu de vénération. La marionnette est auguste: elle sort du sanctuaire. La marionnette ou mariole fut originairement une petite vierge Marie, une pieuse image. Et la rue de Paris, où l'on vendait autrefois ces figurines, s'appelait rue des Mariettes et des Marionnettes: C'est Magnin qui le dit, Magnin le savant historien des marionnettes, et il n'est pas tout à fait impossible qu'il dise vrai, bien que ce ne soit pas la coutume des historiens.
Oui, les marionnettes sont sorties du sanctuaire. Dans la vieille Espagne, dans l'ardente patrie des Madones habillées de belles robes semblables à des abat-jour d'or et de perles, les marionnettes jouaient des mystères et représentaient le drame de la Passion. Elles sont clairement désignées par un article du synode d'Orihuela, qui défend d'user, pour les représentations sacrées, de ces petites figures mobiles: Imajunculis fictilibus, mobili quadam agitatione compositis, quos titeres vulgari sermone appellamus.
Autrefois, à Jérusalem, dans les grandes féeries religieuses, on faisait, danser pieusement des pantins sur le Saint-Sépulcre. De même, en Grèce et à Rome, les poupées articulées eurent d'abord un rôle dans les cérémonies du culte; puis elles perdirent leur caractère religieux. Au déclin du théâtre, les Athéniens s'éprirent d'un tel goût pour elles, que les archontes autorisèrent de petits acteurs de bois à paraître sur ce théâtre de Bacchus qui avait retenti des lamentations d'Atossa et des fureurs d'Oreste. Le nom de Pothinos, qui installa ses tréteaux sur l'autel de Dionysos, est venu jusqu'à nous. Dans la Gaule chrétienne, Brioché, Nicolet et Fagotin sont restés fameux comme montreurs de marionnettes.
Mais je ne doute pas que les poupées de M. Signoret ne l'emportent, pour le style et la grâce, sur toutes celles de Nicolet, de Fagotin et de Brioché. Elles sont divines, les poupées de M. Signoret, et dignes de donner une forme aux rêves du poète dont l'âme était, dit Platon, «le sanctuaire des Charites».
Grâce à elles, nous avons un Aristophane en miniature. Lorsque la toile s'est levée sur un paysage aérien et que nous avons vu les deux demi-coeurs des oiseaux prendre place des deux côtés du tymélé, nous nous sommes fait quelque idée du théâtre de Bacchus. La belle représentation! Un des deux coryphées des oiseaux, se tournant vers les spectateurs, prononce ces paroles:
«Faibles hommes, semblables à la feuille, vaines créatures pétries de limon et privées d'ailes, malheureux mortels condamnés à une vie éphémère et fugitive, ombres, songes légers...». 

mercredi 15 septembre 2010

1. La découverte du dossier

La découverte du dossier est un moment primordial durant lequel beaucoup de choses se jouent sans qu'on s'en rende forcément compte. Il est essentiel de prendre dès le début un maximum de recul afin de se méfier des inévitables mouvements d'humeur issus de notre subjectivité ( j'aime ou je n'aime pas) et d'appréhender les documents l'esprit ouvert.

Vous commencez donc par lire attentivement la page de garde, les dates et les genres des documents proposés, qui sont généralement au nombre de quatre. 
La première chose à faire est d'identifier clairement le genre des documents qu'on vous propose. Un ou deux textes sont toujours argumentatifs (extraits d'essais ou d'articles de presse). Un ou deux autres textes peuvent être d'une visée plus littéraire (extraits de romans ou de pièces de théâtre). Enfin, un document peut-être non-textuel : un sondage présenté sous forme de camembert, par exemple, ou un document iconographique (tableau, photo d'art ou de reportage, dessin de presse ou extrait de BD.., - dans ce dernier cas, il faut tenir compte aussi du texte dans les bulles)
Repérez de même le registre du discours (polémique, didactique ,lyrique, pathétique...) ainsi que sa nature, qui peut se situer sur un plan historique, philosophique, journalistique, sociologique...
Dans tous les cas, les divers documents sont tous reliés par une thématique commune qui a étudiée dans l'année, et qui figure sur la page de garde du sujet. C'est le moment, en monopolisant votre culture générale, de situer le mieux possible chacun des documents dans son contexte culturel, politique, historique, intellectuel...

Puis, crayon en main, vous commencez votre lecture de chacun d'entre eux.
Il est inévitable que certains passages vous semblent clairs et faciles, d'autres plus abscons, voire incompréhensibles au premier abord. Méfiez-vous également de ce que vous croyez comprendre et de ce que vous ne comprenez pas. Lisez tout, plusieurs fois si c'est nécessaire, avant de passer au paragraphe et au texte suivant. 
Lors d'un DM, vous devez vérifier dans un dictionnaire tous les termes dont le sens ne vous est pas familier. 

Lorsque vous avez achevé une première lecture de tous les documents, vous avez déjà une idée de ce qu'ils contiennent. Ne vous laissez pas enfermer par elle. C'est le moment au contraire, lors d'une relecture minutieuse, de voir si rien ne vous a échappé, et d'envisager les prolongements éventuels pour la discussion. 
Sur une feuille de brouillon, tracez 5 colonnes, une pour chaque document, une pour noter les idées qui vous viennent à l'esprit et que vous pourrez éventuellement utiliser pour rédiger plus tard votre discussion. 
Munissez vous d'un surligneur afin de surligner durant votre seconde lecture tous les arguments qui vous paraissent faire évoluer le raisonnement de chaque auteur. Repérez, d'un document à l'autre, les répétitions ou les ressemblances en inscrivant dans la marge les signes = /  ≈  ou au contraire les idées qui s'opposent en indiquant .  
Dans un dossier normalement constitué, il y a toujours un texte-support, généralement tiré d'un essai ou d'un article. Ce texte, plus particulièrement argumentatif, vous aidera à vous repérer dans le circuit des idées. Repérez la manière dont les documents qui ne sont pas spécialement argumentatifs (parce qu'ils sont narratifs, théâtraux, ou pire, qu'ils sont des documents iconographiques) illustrent quand même et formulent à leur façon des arguments. Lorsque cette deuxième lecture est achevée, le squelette argumentatif du dossier doit clairement apparaître sur le sujet : tout ce qui est secondaire ou répétitif a été laissé de côté, tous les passages faisant progresser l'argumentation ont été surligné et sont manifestement dégagés. C'est le moment de passer à l'étape suivante, la formulation du tableau comparatif.