
Depuis 1951, les communautés de chiffonniers d’Emmaüs, confrontées à ces détresses, avaient tenté de leur porter assistance, dans l’urgence, en aménageant des lieux d’hébergement faits de baraquements, parfois de carcasses d’autobus. Dans la nuit du 3 au 4 janvier 1954, un bébé mourait de froid dans une de ces « cités » de fortune, « Les Coquelicots », à Neuilly-Plaisance. Révolté, l’abbé Pierre interpellait le ministre.
Là, devant cette malheureuse recroquevillée, il mesurait son impuissance. Il lui fallait crier sa colère, en appeler à l’opinion publique. Radio Luxembourg lui ouvrait son antenne. Cet appel du 1er février 1954 : « Mes amis, au secours… » suscitait ce que l’on devait nommer « l’insurrection de bonté », mouvement de solidarité sans précédent. Les dons affluaient : espèces (plusieurs millions de francs de l’époque), vêtements, couvertures, tentes et aussi beaucoup de bonnes volontés. Des comités d’aide aux sans logis, nés partout en France, se regroupaient au sein d’une Union nationale devenue Confédération générale du logement (C.G.L.) afin de promouvoir une autre politique du logement. Les pouvoirs publics, enfin, réagissaient : une loi, rapidement promulguée, suspendait les expulsions pendant les mois d’hiver, un programme de construction de cités d’urgence était lancé, financé par l’emprunt ; le rythme de la construction de logements, notamment H.L.M., doublait en deux ans.
Aujourd’hui, pour bien des causes, l’abbé Pierre reste un recours. Comme la Confédération générale du logement, d’autres associations à même vocation luttent pour le respect du droit au logement ; la loi interdisant les expulsions en hiver reste en vigueur car il y a toujours des sans logis, même s’ils sont autres ; le Samu social ou la Croix rouge continuent, en hiver, le ramassage des plus menacés. Pourtant, des gens meurent encore de froid dans les rues. Réveillée dans sa conscience par l’abbé Pierre, la Nation ne peut plus feindre de l’ignorer.
Roger Dauphin, journaliste, ancien directeur de Faim et soif, revue fondée par l’abbé Pierre, ancien secrétaire général de la Confédération générale du logement
Voici le texte intitulé Iconographie de l'abbé Pierre, tiré de Mythologies de Roland Barthes (1957).

La coupe de cheveux, par exemple, à moitié rase, sans apprêt et surtout sans forme, prétend certainement accomplir une coiffure entièrement abstraite de l'art et même de la technique, une sorte d'état zéro de la coupe ; il faut bien se faire couper les cheveux, mais que cette opération nécessaire n'implique au moins aucun mode particulier d'existence : qu'elle soit, sans pourtant être quelque chose. La coupe de l'abbé Pierre, conçue visiblement pour atteindre un équilibre neutre entre le cheveu court (convention indispensable pour ne pas se faire remarquer) et le cheveu négligé (état propre à manifester le mépris des autres conventions) rejoint ainsi l'archétype capillaire de la sainteté : le saint est avant tout un être sans contexte formel ; l'idée de mode est antipathique à l'idée de sainteté.
Mais où les choses se compliquent — à l'insu de l'abbé, il faut le souhaiter — c'est qu'ici comme ailleurs, la neutralité finit par fonctionner comme signe de la neutralité, et si l'on voulait vraiment passer inaperçu, tout serait, à recommencer.
La coupe zéro, elle, affiche tout simplement le franciscanisme ; conçue d'abord négativement pour ne pas contrarier l'apparence de la sainteté, bien vite elle passe à un mode superlatif de signification, elle déguise l'abbé en saint François. D'où la foisonnante fortune iconographique de cette coupe dans les illustrés et au cinéma (où il suffira à l'acteur Reybaz de la porter pour se confondre absolument avec l'abbé).

Évidemment, le problème n'est pas de savoir comment cette forêt de signes a pu couvrir l'abbé Pierre (encore qu'il soit à vrai dire assez surprenant que les attributs de la bonté soient des sortes de pièces transportables, objets d'un échange facile entre la réalité, l'abbé Pierre de Match, et la fiction, l'abbé Pierre du film, et qu'en un mot l'apostolat se présente dès la première minute tout prêt, tout équipé pour le grand voyage des reconstitutions et des légendes). Je m'interroge seulement sur l'énorme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassuré par l'identité spectaculaire d'une morphologie et d'une vocation ; ne doutant pas de l'une parce qu'il connaît l'autre ; n'ayant plus accès à l'expérience même de l'apostolat que par son bric-à-brac et s'habituant à prendre bonne conscience devant le seul magasin de la sainteté ; et je m'inquiète d'une société qui consomme si avidement l'affiche de la charité, qu'elle en oublie de s'interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J'en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l'abbé Pierre n'est pas l'alibi dont une bonne partie de la nation s'autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »
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