A Lyon plus qu’à Rome, plus qu’à Paris, plus qu’en nulle autre ville, la nature a renduvisible, palpable sous forme matérielle et dans la physionomie même des lieux, la lutte de deux âmes et de deux esprits. Oui, malgré l’effort méritoire des beaux fleuvesqui viennent y mêler leurs flots et leurs populations, malgré le génie pacifique de cettenoble reine, la Saône, malgré la peine que se donne, après cent détours, le Rhône pour atteindre ce mariage qui fait sa grandeur et son nom, la nature, front à front, y pose les deux révélateurs de la guerre intérieure de Lyon, deux rocs, la Croix-Rousse et Fourvière.
J’avais senti cela confusément, dès mon premier voyage à Lyon en 1830,[1]mais je voyais encore sans voir. Je sentais, mais d’un cœur aveugle.
Je vis bien dès ce jour l’opposition des deux montagnes, de la montagne mystique et de celle du travail : mais je ne sentis pas leur guerre. La conciliation des deux fleuves, la rencontre de tant de provinces, l’autel romain des soixante nations des Gaules, ces souvenirs d’union me voilaient la lutte réelle.
Je retournai à Lyon deux fois, trois fois, et m’initiai aux mystères du travail, à ce laborieux effort de tant d’arts combinés, qui des mains maigres d’un peuple sans air et sans soleil, fait fleurir pour toute la Terre l’incomparable iris de fleurs qu’on appelle la soierie de Lyon. Mais c’est la dernière fois seulement, en octobre 1853, que, distrait par le détail, mûri par tant d’épreuves et plus éclairé par le cœur, j’eus la révélation complète.
Les uns croient au Lyon des miracles, au secours de la charité ; ils viennent solliciter le prêtre, distributeur des aumônes du riche ; s’ils peuvent, ils s’assoient au banquetdu couvent et s’ils peuvent, ils y resteront. Leur pèlerinage est à Fourvière.
Mais toi, bon travailleur, tu n’iras pas solliciter la grâce et le bon plaisir, la faveur capricieuse ; tu crois à la justice, au travail, à la liberté. Et tu vas chercher la montagne du travail, la sérieuse Croix-Rousse. Tu ne veux de banquet que le pain gagné de tes mains.
1. Michelet (1798/1874) est l’un des premiers historiens romantiques. Auteur, lors de ce premier voyage, de la célèbre formule : la colline qui travaille et la colline qui prie.
Forme : Du point de vue du genre, c’est un récit de voyage au je, du point de vue du registre, c’est un texte descriptif à teneur argumentative et à historique.
Fonction : Il vise à interpeler le lecteur sur la configuration symbolique de la ville de Lyon, avec l’affrontement très marqué entre les deux collines et les deux peuples qui, au dix-neuvième siècle, les habitent.
Signification On peut dégager une première signification de ce texte : la supériorité morale de l’homme qui travaille et se construit lui-même sur celui qui prie et se repose sur les autres et la religion. Cette distinction présuppose un soutien politique du peuple (ici des canuts) sur la bourgeoisie marchande.
Cette signification s’exprime de manière poétique à travers la création d’un symbole : la nature dit l’Histoire, et l’Histoire se fait à partir de la nature. Thème très romantique.
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