jeudi 8 décembre 2011

La légende du forgeron

Jean Aicard (1848 - 1921)
portrait au fusain par Félix Régamey (vers. 1878).
La légende du forgeron [1]
Un forgeron forgeait une poutre en fer,
Et les dieux, les esprits invisibles de l’air,
Les témoins inconnus des actions humaines,
— Tandis qu’autour de lui bruissait par centaines,
Les étincelles d’or faisaient comme un soleil —,
Les dieux voyaient son cœur à la forge pareil,
Palpiter, rayonnant, plein de bonnes pensées,
Etincelles d’amour en tous sens élancés !
Car, tout en martelant le fer de ses bras nus,
Le brave homme songeait aux frères inconnus
A qui son bon travail serait un jour utile ...
Et donc, en martelant la poutre qui rutile,
Il chantait le travail qui rend dure la main,
Mais qui donne un seul cœur à tout le genre humain !

Tout à coup la chanson du forgeron s’arrête :
« Ah ! dit-il tristement en secouant la tête,
Mon travail est perdu, la barre ne vaut rien :
Une paille [2]est dedans, recommençons. » C’est bien !
Car le bon ouvrier est scrupuleux et juste,
Il ne plaint pas l’effort de son torse robuste ;
Il sait ce qu’il doit, c’est un travail bien fait,
Qu’une petite cause a souvent grand effet,
Que le mal sort du mal, le bien du bien, qu’en somme !
Un ouvrage mal fait peut entraîner mort d’homme !
Les étincelles d’or faisaient comme un soleil,
Et de ce cœur vaillant, à la forge pareil,
— Etincelles d’amour en touts sens enlacées —
Jaillissaient le courage et les bonnes pensées.

Et la poutre de fer dont l’ouvrier répond
Sert un beau jour, plus tard, aux charpentes d’un pont ;
Et sur ce pont hardi qui fléchit et qui tremble[3]
Voici qu’un régiment — six cents hommes ensemble —
Passe, musique en tête ; et le beau régiment
Sent sous ses pas le pont fléchir affreusement ...
Le pont fléchit, va rompre ... Et les six cents pensées
Vont aux femmes, aux sœurs, aux belles fiancées,
Et, dans le cœur des gens qui voient cela des bords,
La Patrie a déjà pleuré les six cents morts !
Chante, chante dès l’heure où ta forge s’allume
Frappe, bon ouvrier, gaîment, sur ton enclume !
Le pont ne rompra pas ! le pont n’a pas rompu !
Car le bon ouvrier a fait ce qu’il a pu,
Car la barre de fer est solide et sans paille ...
Chante, bon ouvrier, chante en rêvant, travaille ;
Règle tes chants d’amour sur l’enclume, et bat dans ta chanson !...
... Les étincelles d’or en tout sens élancées,
C’est le feu de ton cœur et tes bonnes pensées.

L’homme n’a jamais su, l’homme ne saura pas
Combien d’hommes il a soutenu le bras
Au-dessus du grand fleuve et de la mort certaine !
Et pas un soldat, et pas un capitaine
Ne saura qu’il lui doit la vie, et le retour
Au village, où l’attend le baiser de l’amour.
Nul ne dira : « Merci, brave homme ! » à l’home juste
Qui fit un travail fort avec son bras robuste ...
Mais peut-être qu’un jour, quand ses fils pleureront
En rejetant le drap de son lit sur son front,
Quand la mort lui dira le secret de l’oreille[4]
Peut-être il entendra tout à coup ... ô merveille ! ...
Il verra les esprits invisibles de l’air
Lui conter le destin de sa poutre en fer ;
Et lorsqu’on croisera ses pauvres mains glacées,
Lui, vivant immortel dans ses bonnes pensées[5]
Laissant sa vie à tous en exemple, en conseil,
Sentira rayonner son cœur comme un soleil !
Jean AICARD. Le livre des Petits. (1886, Delagrave, édit.)



[1] Poème extrait de Lecture et langue française. LIVRE PRATIQUE A L’USAGE DES ELEVES DES CLASSES DE FIN D’ETUDES. (1947). Les notes sont du livre.
[2] Un défaut du métal, qui peut en compromettre la solidité
[3] Vers 1838, au passage d’un régiment, un pont s’effondra près d’Angers, un des ponts-de-Cé, sur la Loire. Il est possible que jean Aicard (né en 1848)  se soit inspiré de ce fait divers qui aurait frappé les esprits, et dont on parla longtemps
[4] Lorsqu’il apprendra le secret de la mort.
[5] Comprendre : Lui que ses bonnes pensées feront immortel, c'est-à-dire qu’il existera à travers les bons souvenirs qu’on aura gardés de lui.


Consignes :
En une trentaine de lignes, étudiez le point de vue posé par ce poème sur le travail. Pour le replacer dans son contexte, faites une recherche sur Jean Aicard, écrivain à présent délaissé. Vous pouvez faire des remarques sur le style si besoin, mais pas d'analyses détaillées, allez à l'essentiel : un tour d'horizon le plus complet possible des arguments et de l'idée générale.


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