lundi 3 septembre 2012

Duret : Sociologie du sport (2008)


PASCAL DURET, Sociologie du sport (2008), chapitre II, coll. « Que sais-je ? ». © PUF.
Dans un extrait de l’essai Sociologie du sport, Pascal Duret s’intéresse aux rapprochements possibles entre le spectacle sportif et notre « expérience du monde ».

Le spectacle sportif offre l’image idéalisée et embellie qu’une société souhaite se donner d’elle même.  Mais il renseigne aussi sur ce dont nous avons besoin pour réussir dans la vie à la manière d’un drame caricatural (Bromberger, 19951). Par-delà les résultats des compétitions, il invite les spectateurs à discuter de la légitimité des places obtenues. Ainsi le spectacle sportif en dit-il long sur les modes de pensée et les mythes de nos contemporains dans une société concurrentielle.
De quels ingrédients se compose la recette du succès quand on l’envisage assis dans les gradins des stades ? Il faut incontestablement du mérite et savoir tirer son épingle du jeu tout en restant, collectif, mais il faut aussi de la chance, et si nécessaire un peu de roublardise.
Le spectacle sportif est d’abord une exaltation du talent. Mythe de la juste concurrence entre égaux  [Ehrenberg, 1991 (1)], il sert de palliatif (2) symbolique aux inégalités de la compétition scolaire puis professionnelle, en mettant en scène une hiérarchie fondée sur le mérite. Quand nous assistons à une compétition sportive, nous allons donc voir comment un ou des hommes ordinaires, sans privilège de naissance, se distinguent des autres. Plus les espaces sociaux résistant aux passe-droits (3) se font rares et plus le spectacle sportif constitue une sorte d’espace pur, protégé d’un quotidien corrompu. On repère aussi un lien tenace entre mérite individuel et mérite collectif. Le travail d’équipe et la division du travail ont été intégrés par spectateurs et supporters comme le disent les devises de nombreux clubs, du « E pluribus unum » (« un à partir de plusieurs ») du Benfica de Lisbonne au « You’Il never walk alone » (« Tu ne seras jamais seul ») de Liverpool.
Il faut du talent pour gagner un match (comme pour réussir sa vie) ; mais le mérite n’est pas tout, comme le souligne encore C. Bromberger, il faut aussi de la chance. En 1976, les Stéphanois avait perdu en finale de Coupe d’Europe contre Munich à cause des poteaux ; en 1998, la France se qualifie en Coupe du monde contre l’Italie grâce aux poteaux. Quand Aimé Jacquet, entraîneur des tricolores champions du monde de football, ressent les vertiges de la popularité, il se remémore : « Lorsque j’ai un petit moment d’égarement je repense au tir au but de l’Italien Di Baggio sur la barre transversale. Et s’il était finalement rentré ? Alors je me calme et je me dis : reste humble. » L’aléa (4) réintroduit une dimension essentielle du spectacle sportif en offrant aussi une vision du monde où le destin, les impondérables, les circonstances tiennent une place importante (en particulier pour expliquer les défaites). Insolente dérision du mérite, les facteurs d’incertitudes qui pèsent sur le match « façonnent un monde discutable et donc humainement pensable » (Bromberger, 1995).
Mais quand le sort ou la malchance s’acharne, il reste toujours le recours à la filouterie et à la tricherie dans une sorte de logique compensatoire pour forcer un peu son destin. L’entorse à la règle se justifie par l’insistance de l’infortune. C. Bromberger qui a longuement enquêté dans les clubs de football italiens raconte que les supporters justifi ent les actions litigieuses5 de leurs champions en établissant des parallèles entre le cours de leurs existences et les matchs auxquels ils assistent. « Le foot c’est comme dans la vie, disait l’un d’eux, moi je n’ai pas eu de chance j’ai été cocu comme tout le monde », mais il s’empressait d’ajouter « alors, j’ai pris des maîtresses » ! La filouterie n’est revendicable que si la malignité des autres en porte la trace. En outre, les supporters se délectent de leur propre mauvaise foi. Quand l’arbitre siffle une faute contre votre équipe, qu’elle soit justifiée ou non, il vous vole ! Mais quand il siffle une faute en faveur de votre équipe, même si elle est injuste, il ne fait que se racheter ! Tout jugement passe par un double standard évaluatif : « Ils sont tricheurs quand nous, nous sommes simplement malins. » Quand l’Argentin Diego Maradona (6) marqua de la main un but contre l’équipe d’Angleterre, favorite du Mondial 1986, il s’en tint pour tout commentaire à réaffirmer : « L’important c’est de marquer. » C’est « la main de dieu », ajoutèrent ses adulateurs pour qui la réprobation envers la tricherie s’effaça bien vite. Ne resta que la complicité admirative envers la ruse de leur héros populaire apte à se débrouiller contre le système de règles en vigueur, comme l’homme du peuple doit savoir se débrouiller contre le système social fait pour les puissants.
Le match de football incarne, comme l’a montré C. Bromberger, une vision du monde à la fois cohérente et contradictoire. Il exalte une compétition juste visant à consacrer par la compétition les meilleurs, mais il souligne aussi le rôle de la chance et si besoin est, de la tricherie pour parvenir au succès
Le spectacle sportif n’offre ni une scène parfaitement « pure » ni totalement « juste », c’est parce qu’il est « imparfait », parfois même « injuste », qu’il ressemble à notre expérience du monde lui aussi imparfait, mais dans lequel il nous faut pourtant bien nous débrouiller
Le succès du match tient dans « l’éventail des qualités dramatiques » qui s’y déploie. Dans le temps restreint de la partie, on passe du rire aux larmes, de la colère à la félicité, de l’inquiétude au soulagement, de l’indignation au désespoir, au point de « parcourir tout l’horizon symbolique de nos sociétés » (Bromberger, 1995).
Prendre parti pour « son » équipe est une condition nécessaire pour vivre cette gamme d’émotions. La partisanerie, consubstantielle de la passion du match, permet d’exister non seulement en spectateur mais tout autant en acteur du drame incertain qui se joue. Tous les ingrédients sont là pour qu’il y ait identification, c’est-à-dire passage du « ils » au « nous ». Pourquoi se mettre en colère ou trembler quand l’arbitre siffle un penalty litigieux, si l’on se moque éperdument du sort de l’équipe à qui l’injustice arrive ? L’impartialité est une asthénie (7)  de l’émotion. Pour rendre compte de la fièvre qui s’empare des spectateurs, en Italie, ils sont appelés « tifosis » (dérivé du mot « typhus » maladie contagieuse caractérisée par une intense agitation nerveuse et corporelle).


1. Noms des auteurs auxquels le sociologue emprunte une idée ou une théorie ou encore une citation.
2. Moyen provisoire, remède qui soulage sans guérir.
3. Faveur accordée contre le droit.
4. Le hasard.
5. Qui donnent lieu à contestation.
6. Très célèbre joueur de football argentin né en 1960.
7. Affaiblissement.

Pour analyser le document
1. À partir des paragraphes 1 à 5 (l. 1-71), récapitulez ce que révèle (et nécessite), pour les hommes et pour la société, le spectacle sportif.
2. Expliquez l’importance du mérite, de la chance et de la « roublardise » tels que les présente l’auteur du document.
3. Quelle est la fonction des deux derniers paragraphes ? Qu’ajoutent-ils à ce qui a déjà été dit ?.

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