
Par un curieux retournement de l'histoire, la publicité, la promotion et les autres formes de persuasion commerciale en sont venues elles-mêmes à se déguiser en information. Publicité et promotion se sont substituées au débat ouvert. « Les persuadeurs cachés » (selon la formule de Vance Packard) ont remplacé les rédacteurs d'antan, les essayistes et les orateurs qui ne faisaient pas mystère de leur engagement partisan. L'information et la promotion sont devenues de plus en plus impossibles à distinguer. L'essentiel des « nouvelles » dans nos journaux — 40 % selon l'estimation optimiste de M. Scott Cutlip, professeur à l'université de Géorgie — est constitué d'éléments qui sont débités par des agences de presse et des offices de relations publiques et régurgités ensuite sans modification par les organes journalistiques « objectifs ». Nous nous sommes habitués à l'idée que l'essentiel de l'espace dans nos quotidiens d'information, si l'on peut dire, soit consacré à la publicité — au moins les deux tiers dans la plupart des quotidiens.
Mais si nous considérons les relations publiques comme une autre forme de publicité, ce qui n'est pas vraiment tiré par les cheveux puisque les deux sont alimentées par des entreprises privées d'inspiration commerciale, il nous faut à présent nous faire à l'idée qu'une grande partie des « nouvelles » est constituée aussi de publicités.
Le déclin de la presse partisane et l'avènement d'un nouveau type de journalisme qui professe des normes rigoureuses d'objectivité ne nous assurent pas un apport constant d'informations utilisables. Si l'information n'est pas produite par un débat public soutenu, elle sera pour l'essentiel au mieux dépourvue de pertinence, et au pire trompeuse et manipulatrice. De plus en plus, l'information est produite par des gens qui désirent promouvoir quelque chose ou quelqu'un — un produit, une cause, un candidat ou un élu — sans s'en remettre pour cela à ses qualités intrinsèques ni en faire explicitement la réclame en avouant qu'ils y ont un intérêt personnel. Dans son zèle à informer le public, une bonne partie de la presse est devenue le canal tout trouvé de ce qui est l'équivalent de cet insupportable courrier promotionnel qui encombre nos boîtes aux lettres. Comme la poste — encore une institution qui servait autrefois à élargir la sphère de la discussion interpersonnelle et à créer des « comités de correspondance » — elle distribue aujourd'hui une profusion d'information inutile, indigeste, dont personne ne veut, et qui pour la plus grande part va finir au panier sans qu'on l'ait lue.
L'effet le plus important de cette obsession de l'information, à part la destruction d'arbres pour fabriquer du papier et le fardeau croissant que représente « la gestion des déchets », est d'affaiblir l'autorité du mot. Quand on se sert des mots comme de simples instruments de propagande ou de promotion, ils perdent leur pouvoir de persuasion. Ils cessent bientôt d'avoir la moindre signification. Les gens perdent leur capacité à se servir du langage avec précision et de façon expressive, ou même à distinguer un mot d'avec un autre. Le mot parlé se modèle sur le mot écrit au lieu que ce soit l'inverse, et la parole ordinaire commence à ressembler au jargon ampoulé que nous trouvons dans les journaux. La parole ordinaire commence à ressembler à de « l'information » — catastrophe dont peut-être la langue anglaise ne se relèvera jamais.
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Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie (1994) - Climats, ch. 9, "L'Art perdu de la controverse"