PREMIÈRE PARTIE : SYNTHÈSE (40 points).
Vous rédigerez une synthèse concise, objective et
ordonnée des documents suivants
Doc 1 : Michel Béra et Eric Mechoulan, La Machine Internet, 1999
Doc 2 : Antonio A. Casilli, Les Liaisons numériques, 2010
Doc 3 : Madame de Sévigné, Lettre à Madame de
Grignan, jeudi 9 mai 1680
Doc 4 : Nicole Aubert, Le Culte de l'urgence, 2003
DEUXIÈME
PARTIE : ÉCRITURE PERSONNELLE (20 points).
Selon
vous, le développement de nouveaux modes de communication améliore-t-il notre
dialogue avec autrui ?
Document un
Comme l'ancien courrier sur
papier, le courrier électronique est poli et respectueux. Il ne nous sonne pas
comme pour appeler des gens de maison, ce dont se plaignaient amèrement les
premiers utilisateurs bourgeois du téléphone à la fin du XIXe siècle. Nous
allons le relever quand bon nous semble. Ce n'est pas un moindre privilège.
La présentation du courrier
est d'ailleurs l'occasion de remarquer que l'Internet n'assure pas la
synchronisation de l'humanité. Contrairement aux arguments de vente pour le
grand public, la vertu économique du réseau n'est pas dans la mise en relation
de tous les individus connectés en temps réel, c'est-à-dire en même temps. Au
contraire, il n'y a pas plus respectueux des fuseaux horaires que l'Internet,
lui qui n'a pas la grossièreté du téléphone réveillant le correspondant endormi
aux antipodes ; il sait se libérer de la synchronie.
Synchrone, j'impose à mon interlocuteur la
concomitance [1] dans l'échange : rendez-vous téléphonique, mais aussi papotage
instantané (instant chat) sur l'Internet, il faut être deux au même
moment pour se parler. La technique a rendu possible ce miracle depuis l'ère du
téléphone et nous a appris à trouver inadmissible la lenteur des réponses que
nous voulons à nos questions. La télévision en direct, grâce au satellite, a
ajouté à ces habitudes. L'Internet représente une pierre supplémentaire à
l'édifice de la communication bâti au nom de l'efficacité, en faisant mieux que
le temps réel, en inventant l'asynchronie.
Asynchrone, je laisse le
temps à autrui de s'organiser pour traiter ou non l'information dont il peut se
rendre maître. Privilège du courrier postal, privilège surtout du courrier
électronique qui permet enfin l'apprivoisement de l'asynchronie « à grain fin
», pour utiliser un jargon technique, en d'autres termes le recours au décalage
le plus minime possible pour un coût dérisoire. [ ... ]
Enfin, le courrier [2]
instaure de fait dans la nouvelle correspondance un style libre qui tranche,
surtout en pays latin, avec les formules rigoureuses qu'impose la rédaction du
courrier, déjà malmenée par la télécopie. Cette simplification des contacts
humains joue en faveur de ceux qui ne maîtrisent pas les usages, contre les
garants d'un ordre social passé. Le courrier électronique est à cet égard
vraiment démocratique, même si certains ne manquent pas de prendre ce mot en
mauvaise part lorsqu'il fait disparaître les petits riens qui distinguent les
hommes bien élevés.
L'informatique apporte en sus une garantie d'intégrité,
comme pour tuer les moyens de communication antérieurs. Le message n'arrive pas
déformé au bout du combiné comme la voix de l'interlocuteur qui s'égosillait
aux antipodes, avant l'arrivée du son numérique, ou dans la boîte aux lettres
comme la missive détrempée, piétinée et déchirée. Le courrier électronique
parvient intact - lorsqu'il parvient, ce qui arrive presque toujours mais pas
systématiquement, l'Internet assurant ce qu'on appelle un best effort,
mais pas un succès à 100%. Comme la lettre ou l'appel téléphonique, il peut ne
pas aboutir, mais, à moins d'être l'objet de manipulations désobligeantes de la
part d'informaticiens spécialisés dans la nuisance, il ne saurait subir de
détérioration.
Le courrier électronique,
ainsi plébiscité par les utilisateurs, devrait permettre de recréer une
socialité perdue avec l'ère industrielle des cités où les hommes s'ignorent.
Mieux, il annonce le vrai retour de l'écrit, après la domination presque
exclusive du téléphone dans la communication privée. Débarrassé des formes
protocolaires de la correspondance épistolaire dans les pays qui y attachaient
encore un certain prix, il s'assimile à un dialogue verbal transcrit, devient
pour certains une nouvelle oralité par sténographie interposée. Pas de phrases,
pas de formules, pas de style, pas de calligraphie, juste quelques mots, bref
l'information épurée de toutes ses scories, l'information pure.
Michel
Béra et Eric Mechoulan, La Machine Internet (1999)
1. La
simultanéité.
2. Le terme est ici employé au sens de courrier
électronique.
Document deux
Pour
évaluer les conséquences du Web sur le lien social, il ne suffit pas d'examiner
les pratiques individuelles. Ce sont les interactions mêmes qu'il convient de
prendre en compte. Pour pouvoir les analyser, il faut se demander quelles sont
la nature et la qualité de l'information que les internautes échangent en ligne
- et avec qui. L'étude de Kraut1insistait sur le fait que le Web favorise les
échanges avec des personnes géographiquement éloignées et, de ce fait, des
relations peu significatives. Or, l'on découvre que souvent, parmi ces
personnes éloignées, il y a des membres de la famille de nos usagers, ou leurs
amis de longue date. Mais aussi que ces contacts sociaux s'avèrent être
cruciaux pour des recherches d'aide, d'avis ou pour des prises de décision
importantes. Quoique lointains, ces individus restent fortement reliés aux
usagers. C'est « la force des liens Internet », selon le titre d'un rapport de
la fondation PEW paru en janvier 2006. Selon les auteurs, plus de 60 millions
d'Américains se sont tournés vers Internet durant la première moitié des années
2000 pour prendre des décisions cruciales pour le cours de leur vie - et ces
décisions s'appuient sur le contact avec les membres de leur cercle social
élargi. Par courrier électronique ou par messagerie instantanée, les
internautes se concertent constamment avec leurs proches (ou leurs moins
proches) avant de prendre des décisions quant à l'achat d'une maison ou au
meilleur traitement pour une maladie. Mais ils peuvent très bien se limiter à
échanger des renseignements banals et quotidiens, portant aussi bien sur leur
intention de changer de boulanger que sur le dernier commérage du bureau. Ce
mélange de banalité et de sérieux est un autre signe de la solidité et de la
constance des liens numériques.
Si
l'effet socialisant des technologies informatiques a été sous-estimé, c'est à
cause de l'opinion erronée que le Web remplace la communication en face à face.
Les communications numériques devraient être mises sur le même plan que les
appels téléphoniques ou les lettres - des techniques qui, depuis longtemps,
articulent et complètent la communication en face à face. On s'en sert pour
prendre un rendez-vous, annoncer une nouvelle, envoyer un mot gentil pour
témoigner d'un sentiment. Ces techniques de communication, tout comme les
communications en ligne actuelles (courrier électronique, messagerie
instantanée, forums de discussion, etc.), n'ont pas remplacé les rencontres
directes. Elles s'y ajoutent plutôt, en augmentant le volume total des
contacts. Ce qui est conforté par le fait que les utilisateurs intensifs
d'Internet se servent tout aussi fréquemment de téléphones ou d'autres formes
de contact personnel que les non-utilisateurs.
Antonio
A. Casilli, Les Liaisons numériques (2010)
1. L'auteur fait ici référence à un article de Robert
Kraut (professeur américain de sociologie sociale) intitulé "Le paradoxe
d'Internet : une technologie sociale qui réduit la participation sociale et le
bien-être psychologique".
Document trois
Madame de Sévigné
entretient avec sa fille, Madame de Grignan, une correspondance intense depuis
le mariage et l'éloignement géographique de cette dernière. Madame de Sévigné
écrit cette lettre alors qu'elle voyage en France.
À Blois, jeudi 9 mai 1680
Je veux vous écrire tous
les soirs, ma chère enfant; rien ne me peut contenter que cet amusement. Je
tourne, je marche, je veux reprendre mon livre; j'ai beau tourner une affaire,
je m'ennuie, et c'est mon écritoire qu'il me faut. Il faut que je vous parle,
et qu'encore que cette lettre ne parte ni aujourd'hui, ni demain, je vous rende
compte tous les soirs de ma journée.
Mon fils est parti cette
nuit d'Orléans par la diligence, qui part tous les jours à trois heures du
matin, et arrive le soir à Paris ; cela fait un peu de chagrin [1] à la poste.
Voilà les nouvelles de la route, en attendant celles de Danemark. Nous sommes
montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde ; j'y ai
fait mettre le corps de mon grand carrosse, d'une manière que le soleil n'a
point entrée dedans : nous avons baissé les glaces ; l'ouverture du devant fait
un tableau merveilleux ; celle des portières et des petits côtés nous donne
tous les points de vue qu'on peut imaginer. Nous ne sommes que l'abbé et moi
dans ce joli cabinet [2], sur de bons coussins, bien à l'air, bien à notre
aise. [ ... ]
Nous passons tous les ponts avec un plaisir qui
nous les fait souhaiter : il n'y a pas beaucoup d'ex voto [3] pour
les naufrages de la Loire, non plus que pour la Durance : il y aurait plus de
raison de craindre cette dernière, qui est folle, que notre Loire, qui est sage
et majestueuse. Enfin nous sommes arrivés ici de bonne heure ; chacun tourne,
chacun se rase, et moi j'écris romanesquement sur le bord de la rivière, où est
située notre hôtellerie : c'est la Galère ; vous y avez été.
J'ai entendu mille
rossignols ; j'ai pensé à ceux que vous entendez sur votre balcon. Je n'ose
vous dire, ma fille, la tristesse que l'idée de votre délicate santé a jetée
sur toutes mes pensées : vous le comprenez bien, et à quel point je souhaite
que cette santé se rétablisse; si vous m'aimez, vous y mettrez vos soins et
votre application, afin de me témoigner la véritable amitié que vous avez pour
moi : cet endroit est une pierre de touche [4]. Bonsoir, ma très chère ; adieu
jusqu'à demain à Tours.
Madame de
Sévigné, Lettre à
Madame de Grignan.
1.
Irritation, désagrément.
2. Petite pièce à l'écart, l'expression désigne ici l'intérieur du
carrosse.
3. Plaque ou objet exprimant la gratitude dans une église ou
chapelle en remerciement d'une grâce obtenue ; ici remerciement pour avoir
survécu à un naufrage.
4. Votre attitude révélera vos sentiments.
Document quatre
Nicole
Aubert s'intéresse dans cet extrait aux échanges entre individus dans le milieu
de l'entreprise.
D'une
manière générale, l'e-mail est vu, tout comme le portable mais plus encore,
comme contribuant à générer l'urgence et à «détemporaliser» la relation en
instaurant une exigence d'immédiat. L'écart entre la demande effectuée et la
réponse attendue ne fait presque plus partie des choses admissibles et on
attend de cette dernière une promptitude égale à celle de l'envoi. Mais les
dysfonctionnements induits par cette exigence sont nombreux. D'abord, la
réponse dans l'immédiat est souvent inefficace : « On envoie un mail pour poser
une question et on attend la réponse par retour d'e-mail, dans les minutes qui
suivent. Avant, quand on demandait une réponse par retour du courrier, ça
prenait trois jours, mais, maintenant, on s'impose de répondre tout de suite à
une question et ça ne fait pas gagner de temps parce que deux jours après, il y
a un nouvel élément qui fait que la réponse change et on va devoir donner trois
réponses à trois jours d'intervalle, plutôt que d'attendre trois jours pour
donner la vraie réponse. Donc, le mail est générateur d'urgences et surtout de
fausses urgences. »
En fait,
ce qui est en cause, c'est la gestion des e-mails. Celle-ci semble en effet
souvent très anarchique et, par des comportements de surprotection et de
sursécurisation, conduit à diluer l'information et à encombrer les messageries
:
« Avant,
témoigne un chef de service, quand on avait besoin de quelque chose, on allait
voir la personne et on lui disait écoute,
j'ai besoin de tel truc. Maintenant on le fait par mail et on met en copie
cinquante types pour attester qu'on a demandé à Duchmoll de faire ci ou ça.
C'est complètement pathologique et ça fait perdre du temps à tout le monde !».
« On est submergé d'informations et de sollicitations, explique un cadre
dirigeant, parce que les gens pensent qu'ils ont fait leur boulot en envoyant
tout en copie et ça génère une inflation pas possible, c'est un bombardement
permanent sur plein de choses différentes. Il y a des moments où vous voyez
tous ces mails s'accumuler et c'est vraiment créateur d'angoisse, alors vous
vous dites je vais y répondre dans le
même temps, donc vous répondez à trois e-mails, et puis vous avez le téléphone
qui sonne, puis vous découvrez trois autres e-mails arrivés entre temps et vous
avez l'impression d'être dans un jeu de ping-pong, dans lequel il y aurait
quarante joueurs qui envoient tous des balles en même temps. C'est une
accumulation de sollicitations qui crée un stress terrible.»
Nicole
Aubert, Le Culte de l'urgence (2003).