samedi 25 mai 2013

Sujet 2013

PREMIÈRE PARTIE : SYNTHÈSE (40 points).

Vous rédigerez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents suivants 

Doc 1 : Michel Béra et Eric Mechoulan, La Machine Internet, 1999
Doc 2 : Antonio A. Casilli, Les Liaisons numériques, 2010
Doc 3 : Madame de Sévigné, Lettre à Madame de Grignan, jeudi 9 mai 1680
Doc 4 : Nicole Aubert, Le Culte de l'urgence, 2003

DEUXIÈME PARTIE : ÉCRITURE PERSONNELLE (20 points).

Selon vous, le développement de nouveaux modes de communication améliore-t-il notre dialogue avec autrui ?


Document un

Comme l'ancien courrier sur papier, le courrier électronique est poli et respectueux. Il ne nous sonne pas comme pour appeler des gens de maison, ce dont se plaignaient amèrement les premiers utilisateurs bourgeois du téléphone à la fin du XIXe siècle. Nous allons le relever quand bon nous semble. Ce n'est pas un moindre privilège.
La présentation du courrier est d'ailleurs l'occasion de remarquer que l'Internet n'assure pas la synchronisation de l'humanité. Contrairement aux arguments de vente pour le grand public, la vertu économique du réseau n'est pas dans la mise en relation de tous les individus connectés en temps réel, c'est-à-dire en même temps. Au contraire, il n'y a pas plus respectueux des fuseaux horaires que l'Internet, lui qui n'a pas la grossièreté du téléphone réveillant le correspondant endormi aux antipodes ; il sait se libérer de la synchronie.
Synchrone, j'impose à mon interlocuteur la concomitance [1] dans l'échange : rendez-vous téléphonique, mais aussi papotage instantané (instant chat) sur l'Internet, il faut être deux au même moment pour se parler. La technique a rendu possible ce miracle depuis l'ère du téléphone et nous a appris à trouver inadmissible la lenteur des réponses que nous voulons à nos questions. La télévision en direct, grâce au satellite, a ajouté à ces habitudes. L'Internet représente une pierre supplémentaire à l'édifice de la communication bâti au nom de l'efficacité, en faisant mieux que le temps réel, en inventant l'asynchronie.
Asynchrone, je laisse le temps à autrui de s'organiser pour traiter ou non l'information dont il peut se rendre maître. Privilège du courrier postal, privilège surtout du courrier électronique qui permet enfin l'apprivoisement de l'asynchronie « à grain fin », pour utiliser un jargon technique, en d'autres termes le recours au décalage le plus minime possible pour un coût dérisoire. [ ... ]
Enfin, le courrier [2] instaure de fait dans la nouvelle correspondance un style libre qui tranche, surtout en pays latin, avec les formules rigoureuses qu'impose la rédaction du courrier, déjà malmenée par la télécopie. Cette simplification des contacts humains joue en faveur de ceux qui ne maîtrisent pas les usages, contre les garants d'un ordre social passé. Le courrier électronique est à cet égard vraiment démocratique, même si certains ne manquent pas de prendre ce mot en mauvaise part lorsqu'il fait disparaître les petits riens qui distinguent les hommes bien élevés.
L'informatique apporte en sus une garantie d'intégrité, comme pour tuer les moyens de communication antérieurs. Le message n'arrive pas déformé au bout du combiné comme la voix de l'interlocuteur qui s'égosillait aux antipodes, avant l'arrivée du son numérique, ou dans la boîte aux lettres comme la missive détrempée, piétinée et déchirée. Le courrier électronique parvient intact - lorsqu'il parvient, ce qui arrive presque toujours mais pas systématiquement, l'Internet assurant ce qu'on appelle un best effort, mais pas un succès à 100%. Comme la lettre ou l'appel téléphonique, il peut ne pas aboutir, mais, à moins d'être l'objet de manipulations désobligeantes de la part d'informaticiens spécialisés dans la nuisance, il ne saurait subir de détérioration.
Le courrier électronique, ainsi plébiscité par les utilisateurs, devrait permettre de recréer une socialité perdue avec l'ère industrielle des cités où les hommes s'ignorent. Mieux, il annonce le vrai retour de l'écrit, après la domination presque exclusive du téléphone dans la communication privée. Débarrassé des formes protocolaires de la correspondance épistolaire dans les pays qui y attachaient encore un certain prix, il s'assimile à un dialogue verbal transcrit, devient pour certains une nouvelle oralité par sténographie interposée. Pas de phrases, pas de formules, pas de style, pas de calligraphie, juste quelques mots, bref l'information épurée de toutes ses scories, l'information pure.

Michel Béra et Eric Mechoulan, La Machine Internet (1999)


1. La simultanéité.

2. Le terme est ici employé au sens de courrier électronique.


Document  deux

Pour évaluer les conséquences du Web sur le lien social, il ne suffit pas d'examiner les pratiques individuelles. Ce sont les interactions mêmes qu'il convient de prendre en compte. Pour pouvoir les analyser, il faut se demander quelles sont la nature et la qualité de l'information que les internautes échangent en ligne - et avec qui. L'étude de Kraut1insistait sur le fait que le Web favorise les échanges avec des personnes géographiquement éloignées et, de ce fait, des relations peu significatives. Or, l'on découvre que souvent, parmi ces personnes éloignées, il y a des membres de la famille de nos usagers, ou leurs amis de longue date. Mais aussi que ces contacts sociaux s'avèrent être cruciaux pour des recherches d'aide, d'avis ou pour des prises de décision importantes. Quoique lointains, ces individus restent fortement reliés aux usagers. C'est « la force des liens Internet », selon le titre d'un rapport de la fondation PEW paru en janvier 2006. Selon les auteurs, plus de 60 millions d'Américains se sont tournés vers Internet durant la première moitié des années 2000 pour prendre des décisions cruciales pour le cours de leur vie - et ces décisions s'appuient sur le contact avec les membres de leur cercle social élargi. Par courrier électronique ou par messagerie instantanée, les internautes se concertent constamment avec leurs proches (ou leurs moins proches) avant de prendre des décisions quant à l'achat d'une maison ou au meilleur traitement pour une maladie. Mais ils peuvent très bien se limiter à échanger des renseignements banals et quotidiens, portant aussi bien sur leur intention de changer de boulanger que sur le dernier commérage du bureau. Ce mélange de banalité et de sérieux est un autre signe de la solidité et de la constance des liens numériques.
Si l'effet socialisant des technologies informatiques a été sous-estimé, c'est à cause de l'opinion erronée que le Web remplace la communication en face à face. Les communications numériques devraient être mises sur le même plan que les appels téléphoniques ou les lettres - des techniques qui, depuis longtemps, articulent et complètent la communication en face à face. On s'en sert pour prendre un rendez-vous, annoncer une nouvelle, envoyer un mot gentil pour témoigner d'un sentiment. Ces techniques de communication, tout comme les communications en ligne actuelles (courrier électronique, messagerie instantanée, forums de discussion, etc.), n'ont pas remplacé les rencontres directes. Elles s'y ajoutent plutôt, en augmentant le volume total des contacts. Ce qui est conforté par le fait que les utilisateurs intensifs d'Internet se servent tout aussi fréquemment de téléphones ou d'autres formes de contact personnel que les non-utilisateurs.
Antonio A. Casilli,  Les Liaisons numériques (2010)

1. L'auteur fait ici référence à un article de Robert Kraut (professeur américain de sociologie sociale) intitulé "Le paradoxe d'Internet : une technologie sociale qui réduit la participation sociale et le bien-être psychologique".


Document trois

Madame de Sévigné entretient avec sa fille, Madame de Grignan, une correspondance intense depuis le mariage et l'éloignement géographique de cette dernière. Madame de Sévigné écrit cette lettre alors qu'elle voyage en France.
À Blois, jeudi 9 mai 1680
Je veux vous écrire tous les soirs, ma chère enfant; rien ne me peut contenter que cet amusement. Je tourne, je marche, je veux reprendre mon livre; j'ai beau tourner une affaire, je m'ennuie, et c'est mon écritoire qu'il me faut. Il faut que je vous parle, et qu'encore que cette lettre ne parte ni aujourd'hui, ni demain, je vous rende compte tous les soirs de ma journée.
Mon fils est parti cette nuit d'Orléans par la diligence, qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le soir à Paris ; cela fait un peu de chagrin [1] à la poste. Voilà les nouvelles de la route, en attendant celles de Danemark. Nous sommes montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde ; j'y ai fait mettre le corps de mon grand carrosse, d'une manière que le soleil n'a point entrée dedans : nous avons baissé les glaces ; l'ouverture du devant fait un tableau merveilleux ; celle des portières et des petits côtés nous donne tous les points de vue qu'on peut imaginer. Nous ne sommes que l'abbé et moi dans ce joli cabinet [2], sur de bons coussins, bien à l'air, bien à notre aise. [ ... ]
Nous passons tous les ponts avec un plaisir qui nous les fait souhaiter : il n'y a pas beaucoup d'ex voto [3] pour les naufrages de la Loire, non plus que pour la Durance : il y aurait plus de raison de craindre cette dernière, qui est folle, que notre Loire, qui est sage et majestueuse. Enfin nous sommes arrivés ici de bonne heure ; chacun tourne, chacun se rase, et moi j'écris romanesquement sur le bord de la rivière, où est située notre hôtellerie : c'est la Galère ; vous y avez été.
J'ai entendu mille rossignols ; j'ai pensé à ceux que vous entendez sur votre balcon. Je n'ose vous dire, ma fille, la tristesse que l'idée de votre délicate santé a jetée sur toutes mes pensées : vous le comprenez bien, et à quel point je souhaite que cette santé se rétablisse; si vous m'aimez, vous y mettrez vos soins et votre application, afin de me témoigner la véritable amitié que vous avez pour moi : cet endroit est une pierre de touche [4]. Bonsoir, ma très chère ; adieu jusqu'à demain à Tours.
Madame de Sévigné,  Lettre à Madame de Grignan.

1. Irritation, désagrément.
2. Petite pièce à l'écart, l'expression désigne ici l'intérieur du carrosse.

3. Plaque ou objet exprimant la gratitude dans une église ou chapelle en remerciement d'une grâce obtenue ; ici remerciement pour avoir survécu à un naufrage.

4. Votre attitude révélera vos sentiments.


Document quatre
Nicole Aubert s'intéresse dans cet extrait aux échanges entre individus dans le milieu de l'entreprise.
D'une manière générale, l'e-mail est vu, tout comme le portable mais plus encore, comme contribuant à générer l'urgence et à «détemporaliser» la relation en instaurant une exigence d'immédiat. L'écart entre la demande effectuée et la réponse attendue ne fait presque plus partie des choses admissibles et on attend de cette dernière une promptitude égale à celle de l'envoi. Mais les dysfonctionnements induits par cette exigence sont nombreux. D'abord, la réponse dans l'immédiat est souvent inefficace : « On envoie un mail pour poser une question et on attend la réponse par retour d'e-mail, dans les minutes qui suivent. Avant, quand on demandait une réponse par retour du courrier, ça prenait trois jours, mais, maintenant, on s'impose de répondre tout de suite à une question et ça ne fait pas gagner de temps parce que deux jours après, il y a un nouvel élément qui fait que la réponse change et on va devoir donner trois réponses à trois jours d'intervalle, plutôt que d'attendre trois jours pour donner la vraie réponse. Donc, le mail est générateur d'urgences et surtout de fausses urgences. »
En fait, ce qui est en cause, c'est la gestion des e-mails. Celle-ci semble en effet souvent très anarchique et, par des comportements de surprotection et de sursécurisation, conduit à diluer l'information et à encombrer les messageries :
« Avant, témoigne un chef de service, quand on avait besoin de quelque chose, on allait voir la personne et on lui disait écoute, j'ai besoin de tel truc. Maintenant on le fait par mail et on met en copie cinquante types pour attester qu'on a demandé à Duchmoll de faire ci ou ça. C'est complètement pathologique et ça fait perdre du temps à tout le monde !». « On est submergé d'informations et de sollicitations, explique un cadre dirigeant, parce que les gens pensent qu'ils ont fait leur boulot en envoyant tout en copie et ça génère une inflation pas possible, c'est un bombardement permanent sur plein de choses différentes. Il y a des moments où vous voyez tous ces mails s'accumuler et c'est vraiment créateur d'angoisse, alors vous vous dites je vais y répondre dans le même temps, donc vous répondez à trois e-mails, et puis vous avez le téléphone qui sonne, puis vous découvrez trois autres e-mails arrivés entre temps et vous avez l'impression d'être dans un jeu de ping-pong, dans lequel il y aurait quarante joueurs qui envoient tous des balles en même temps. C'est une accumulation de sollicitations qui crée un stress terrible.»
Nicole Aubert,  Le Culte de l'urgence (2003).


lundi 13 mai 2013

Les Choses (Pérec)

L’œil, d'abord, glisserait sur la moquette grise d'un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l'une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l'autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu'un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvriraient partiellement.
Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. A gauche, dans une sorte d'alcôve, un gros divan de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s'entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la longueur du panneau. Au-delà d'une petite table basse, sous un tapis de prière en soie, accroché au mur par trois clous de cuivre à grosses têtes, et qui ferait pendant à la tenture de cuir, un autre divan, perpendiculaire au premier, recouvert de velours brun clair, conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibelots : des agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, une coquille de nacre, une montre de gousset en argent, un verre taillé, une pyramide de cristal, une miniature dans un cadre ovale. Puis, loin, après une porte capitonnée, des rayonnages superposés, faisant le coin, contiendraient des coffrets et des disques, à côté d'un électrophone fermé dont on n'apercevrait que quatre boutons d'acier guilloché, et que surmonterait une gravure représentant le Grand Défilé de la fête du Carrousel. De la fenêtre, garnie de rideaux blancs et bruns imitant la toile de Jouy, on découvrirait quelques arbres, un parc minuscule, un bout de rue. Un secrétaire à rideau encombré de papiers, de plumiers, s'accompagnerait d'un petit fauteuil canné. Une athénienne supporterait un téléphone, un agenda de cuir, un bloc-notes. Puis, au-delà d'une autre porte, après une bibliothèque pivotante, basse et carrée, surmontée d'un grand vase cylindrique à décor bleu, rempli de jaunes, et que surplomberait une glace oblongue sertie dans un cadre d'acajou, une table étroite, garnie de deux banquettes tendues d'écossais, ramènerait à la tenture de cuir.
Tout serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleurs un peu passées, aux tons soigneusement, presque précieusement dosés, au milieu desquelles surprendraient quelques taches plus claires, l'orange presque criard d'un coussin, quelques volumes bariolés perdus dans les reliures. En plein jour, la lumière, entrant à flots, rendrait cette pièce un peu triste, malgré les roses. Ce serait une pièce du soir. Alors, l'hiver, rideaux tirés, avec quelques points de lumière – le coin des bibliothèques, la discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir – et les grandes zones d'ombres où brilleraient toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillé, le cuir assoupli, elle serait havre de paix, terre de bonheur. 

Georges Pérec  Les Choses


mardi 7 mai 2013

Aube

  Rimbaud au Harar

   J’ai embrassé l’aube d’été .
    Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
    La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
    Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
    Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
    En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.


    Au réveil il était midi.

Notes et interprétations de divers commentateurs  à lire ICI


vendredi 3 mai 2013

Mon rêve familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur transparent
Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? Je l'ignore.
Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Paul Verlaine (Poèmes saturniens)