Qu'on ne me refasse plus le tableau séduisant des voyages poétiques et sauveurs, avec leurs fonds marins, leurs monceaux de pays et leurs personnages étrangement vêtus devant des forêts, des montagnes, des cimes couvertes de neiges éternelles, et des maisons de trente étages.
Je sais à quoi m'en tenir sur les départs dont on parlait en France entre mil neuf cent vingt et mil neuf cent vingt-sept, images déteintes de la vieille mort chrétienne au monde, renonciations au monde contre les promesses les plus solennelles du Bon Dieu, qui parlait d'une recréation, de nouvelles arènes où toute la vie serait complètement restituée. Profusion de visions, de surprises, d'incidents révélés. Abondance de divinités.
Je suis un Français paysan : j'aime les champs, j'aime même un seul champ, je m'en contenterais pour le reste de mes jours pourvu qu'il y passe des voisins. Je ne veux pas connaître l'absence d'espoir des vagabonds : cela aussi, j'ai su ce que c'était sur les côtes de la mer Rouge, de l'océan Indien, dans le delta du Nil et ailleurs. Il fallut de temps en temps me défendre des voyages en regardant Aden (1) comme mon champ, bien que cet effort fût un défi au bon sens.
Récifs pour récifs, j'aime mieux la terre.
Je rejette les navigations et les itinéraires. On a toujours l'impression qu'on est debout au sommet de quelque chose, qu'on a autour de soi de grandes pentes presque verticales au bas desquelles on roulera, au bas desquelles on se perdra. Tout vous est arraché; les escales arrivent, on descend sur les quais, on espère posséder une ville, des habitants. Pensez-vous ! Le bateau repart, vous avez une fois encore perdu une place humaine et une belle occasion de rester tranquille. C'est le vrai voyage, où l'on referme, comme un coupable dans l'Hadès, ses bras étendus sur la fumée des navires, des brouillards de lumière. Le voyage est une suite de disparitions irréparables.
Renonçons à conquérir des archipels désirables, producteurs de pétroles ou d'épices, où la poésie place de très hautes femmes debout dans des robes de couleur, des soeurs d'Ariane ramassant des fruits de mer, et guettant les descendants de Thésée. En mil neuf cent vingt six, j'ai entendu des gens de commerce parler avec une émotion véritablement sincère de l'entrevue de Salomon et de la reine de Saba, du royaume de Balkis et de la Côte des Aromates. Ils croyaient que ces royaumes sont à leur porte, et il est permis d'espérer qu'un archéologue sensible aux éléments fantastiques de sa science se mette à la recherche d'Ophir, entre Aden et Dafar.
Mais moi, je ne me condamnerai pas à l'enfer des voyages, qu'Ariane meure en paix. Mes ennemis ne peuvent pas compter sur cette naïveté de ma part.
(1) Aden : Ville du Yemen, port naturel, où Nizan se rendit et qui donna en 1931 son titre à son récit, Aden Arabie.
QUESTIONS : (une trentaine de lignes)
1) Qui est Paul Nizan ? (une dizaine de lignes retenant ce qui vous parait le plus significatif)
2) Elucidez les références culturelles soulignées dans le texte.
3) Quel est le reproche principal que Nizan adresse au voyage ? Comment comprenez-vous la dernière phrase du texte ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire