Marcel Proust
(1871-1922). Dans la
deuxième partie de Du côté de chez Swann,
le narrateur évoque l’amour entre Charles Swann et Odette de Crécy. Il présente
le « petit clan » des
Verdurin, bourgeois vulgaires mais proches des artistes, qui tiennent des
soirées hebdomadaires. Ci dessous, Proust sur son lit de mort.
Pour faire partie du « petit noyau », du
« petit groupe », du « petit clan » des Verdurin, une
condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer
tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé
par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas
être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! », « enfonçait » à
la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic
que Potain. Toute « nouvelle recrue » à qui les Verdurin ne
pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n'allaient pas chez eux
étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes
étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité
mondaine et l'envie de se renseigner par soi-même sur l'agrément des autres
salons, et les Verdurin sentant d'autre part que cet esprit d'examen et ce
démon de frivolité pouvait par contagion devenir fatal à l'orthodoxie de la
petite église, ils avaient été amenés à rejeter successivement tous les
« fidèles » du sexe féminin. (…)
Les Verdurin n'invitaient pas à dîner : on avait chez
eux « son couvert mis ». Pour la soirée, il n'y avait pas de
programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si « ça lui
chantait », car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin :
“ »Tout pour les amis, vivent les camarades ! » Si le pianiste
voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie ou le prélude de Tristan,
Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au contraire
parce qu'elle lui causait trop d'impression. « Alors vous tenez à ce que
j'aie ma migraine? Vous savez bien que c'est la même chose chaque fois qu'il
joue ça. Je sais ce qui m'attend ! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir,
plus personne ! » S'il ne jouait pas, on causait, et l'un des amis, le
plus souvent leur peintre favori d'alors, « lâchait », comme disait
M. Verdurin, « une grosse faribole qui faisait s'esclaffer tout le
monde », Mme Verdurin surtout, à qui - tant elle avait l'habitude de
prendre au propre les expressions figurées des émotions qu'elle éprouvait - le
docteur Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa
mâchoire qu'elle avait décrochée pour avoir trop ri.
L'habit noir était défendu parce qu'on était entre
« copains » et pour ne pas ressembler aux « ennuyeux » dont
on se garait comme de la peste et qu'on n'invitait qu'aux grandes soirées,
données le plus rarement possible et seulement si cela pouvait amuser le
peintre ou faire connaître le musicien. Le reste du temps on se contentait de
jouer des charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun
étranger au petit « noyau ».
Mais au fur et à mesure que les
« camarades » avaient pris plus de place dans la vie de Mme Verdurin,
les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis loin d'elle,
ce qui les empêchait quelquefois d'être libres, ce fut la mère de l'un, la
profession de l'autre, la maison de campagne ou la mauvaise santé d'un
troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour
retourner auprès d'un malade en danger: « Qui sait, lui disait Mme
Verdurin, cela lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n'alliez pas
le déranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin vous
irez de bonne heure et vous le trouverez guéri. » Dès le commencement de
décembre elle était malade à la pensée que les fidèles « lâcheraient » pour le jour de
Noël et le 1er janvier. La tante du pianiste exigeait qu'il vînt dîner ce
jour-là en famille chez sa mère à elle :
« Vous croyez qu'elle en mourrait, votre mère,
s'écria durement Mme Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de l'An,
comme en province ! » Ses inquiétudes renaissaient à la semaine
sainte :
« Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous
venez naturellement le Vendredi saint comme un autre jour ? » dit-elle à
Cottard, la première année, d'un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de
la réponse. Mais elle tremblait en attendant qu'il l'eût prononcée, car s'il
n'était pas venu, elle risquait de se trouver seule.
« Je viendrai le Vendredi saint… vous faire mes
adieux, car nous allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne.
- En Auvergne ? pour vous faire manger par les puces
et la vermine, grand bien vous fasse! »
Et après un silence :
« Si vous nous l'aviez dit au moins, nous
aurions tâché d'organiser cela et de faire le voyage ensemble dans des
conditions confortables. «
De même, si un fidèle avait un ami, ou une habituée un
flirt qui serait capable de faire « lâcher » quelquefois, les
Verdurin, qui ne s'effrayaient pas qu'une femme eût un amant pourvu qu'elle
l'eût chez eux, l'aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient :
« Eh bien! Amenez-le votre ami. » Et on l'engageait à l'essai, pour
voir s'il était capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, s'il
était susceptible d'être agrégé au « petit clan ». S'il ne l'était
pas, on prenait à part le fidèle qui l'avait présenté et on lui rendait le
service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas
contraire, le « nouveau » devenait à son tour un fidèle. Aussi quand
cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu'elle avait fait la
connaissance d'un homme charmant, M. Swann, et insinua qu'il serait très
heureux d'être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il séance tenante la requête
à sa femme. (Il n'avait jamais d'avis qu'après sa femme, dont son rôle
particulier était de mettre à exécution les désirs, ainsi que les désirs des fidèles,
avec de grandes ressources d'ingéniosité.) « Voici Mme de Crécy qui a
quelque chose à te demander. Elle désirerait te présenter un de ses amis, M.
Swann. Qu'en dis-tu ?
- Mais voyons, est-ce qu'on peut refuser quelque chose
à une petite perfection comme ça ? Taisez-vous, on ne vous demande pas votre
avis, je vous dis que vous êtes une perfection.
- Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton
de marivaudage, et elle ajouta : vous savez que je ne suis pas fishing for
compliments.
- Eh bien ! amenez-le votre ami, s'il est agréable.
1 Analysez le rôle de la parole dans
la constitution du clan ?
2 Quels autres types de communication
permettent au clan de se forger une « identité » ?
3 En quoi la
présentation au clan d’un nouveau venu relève de l’examen de passage ?
4 Peut-on parler
d’une logique d’inclusion dans le groupe ? Pourquoi ?
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