5 Si l'on faisait
une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain de puéril dans
les entretiens ordinaires, l'on aurait honte de parler ou d'écouter, et l'on se
condamnerait peut-être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans
le commerce que les discours inutiles. Il faut donc s'accommoder à tous les
esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les
vagues réflexions sur le gouvernement présent, ou sur l'intérêt des princes, le
débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes ; il faut
laisser Aronce parler proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de
ses migraines et de ses insomnies.
6 L'on voit des gens qui, dans les conversations ou
dans le peu de commerce que l'on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules
expressions, par la nouveauté, et j'ose dire par l'impropriété des termes dont
ils se servent, comme par l'alliance de certains mots qui ne se rencontrent
ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs
premiers inventeurs n'ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils ne
suivent en parlant ni la raison ni l'usage, mais leur bizarre génie, que
l'envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement
à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome
naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d'un geste affecté et
d'une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d'eux-mêmes et de
l'agrément de leur esprit, et l'on ne peut pas dire qu'ils en soient
entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu'ils en ont ; et
ce qui est pire, on en souffre.
7 Que
dites-vous ? Comment ? Je n'y suis pas ; vous plairait-il de
recommencer ? J'y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez,
Acis, me dire qu'il fait froid ; que ne disiez-vous : «Il fait
froid» ? Vous voulez m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige ;
dites : «Il pleut, il neige.» Vous me trouvez bon visage, et vous désirez
de m'en féliciter ; dites : «Je vous trouve bon visage.»
—Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien
clair ; et d'ailleurs qui ne pourrait pas en dire
autant ?—Qu'importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d'être entendu
quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque,
Acis, à vous et à vos semblables les diseurs de phoebus ; vous ne vous en
défiez point, et je vais vous jeter dans l'étonnement : une chose vous
manque, c'est l'esprit. Ce n'est pas tout : il y a en vous une chose de
trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres ; voilà la source
de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots
qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette
chambre ; je vous tire par votre habit, et vous dis à l'oreille : «Ne
songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point, c'est votre rôle ;
ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l'ont ceux en qui vous ne
trouvez aucun esprit peut-être alors croira-t-on que vous en avez.»
15
Il y a des gens qui parlent un moment avant que d'avoir pensé. Il y en a d'autres qui ont une fade attention à ce qu'ils disent, et avec qui l'on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d'expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien ; ils sont puristes, et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde ; rien d'heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement et ennuyeusement.
Il y a des gens qui parlent un moment avant que d'avoir pensé. Il y en a d'autres qui ont une fade attention à ce qu'ils disent, et avec qui l'on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d'expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien ; ils sont puristes, et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde ; rien d'heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement et ennuyeusement.
16
L'esprit
de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu'à en faire
trouver aux autres : celui qui sort de votre entretien content de soi et
de son esprit, l'est de vous parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous
admirer, ils veulent plaire ; ils cherchent moins à être instruits, et
même réjouis, qu'à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus
délicat est de faire celui d'autrui.
17
Il ne
faut pas qu'il y ait trop d'imagination dans nos conversations ni dans nos
écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne
servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs : nos
pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent
être un effet de notre jugement.
La Bruyère - Caractères (1688) , De la société et de la conversation
Texte complet ICI
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