Dans nombre d’usages participatifs de l’Internet, notamment sur les plateformes de réseau social, les utilisateurs ne s’adressent pas à cet agrégat d’anonymes unifiés en une fiction abstraite et surplombante qui figure le public dans les architectures normatives de l’espace public, mais à un groupe plus ou moins circonscrit de proches. Certes, ils parlent en public. Mais à leurs yeux, ce public, sans avoir une frontière
absolument étanche, est limitée à une zone d’interconnaissance, un lieu plus ou moins clos, un territoire qui conservera les propos dans son périmètre avant de les laisser s’évaporer. L’espace public de l’Internet est fait d’une multitude de conversations en essaim, enchevêtrées, qui s’articulent les unes aux autres selon des logiques d’assemblage que rien ne laisse prévoir à l’avance. Ce brouillage des niveaux de visibilité est au cœur des pratiques d’expression des personnes sur Internet. Ce qui était autrefois adressé à des canaux différents, la communication interpersonnelle, d’une part, et la prise de parole publique, d’autre part, est désormais (partiellement) réunifié par les individus dans un processus de fabrication identitaire qui associe le rapport à soi et le rapport au monde.
Sur leur page Facebook, leur blog ou leur compte Twitter, les utilisateurs parlent à la fois d’événements personnels, proches ou familiers et commentent l’actualité, font circuler des informations et enrichissent la discussion publique. Ils mêlent des niveaux de langue, des types de discours et des publics différents, ce qui contribue à rendre plus visibles, et davantage publics, des centres d’intérêts, des opinions et des événements, qui ne sont pas ou sont mal, perçus par l’agenda médiatique des professionnels. Cette porosité entre l’espace conversationnel et l’espace public est aussi au principe de nouvelles formes de mobilisation et d’organisation de l’action collective. La forme politique de l’Internet nous apprend ainsi à remettre en cause une conception unitaire et héroïque du « public » et à être attentif à l’agrégation des publics comme une
dynamique d’enchevêtrement de conversations qui s’élargissent et se coalisent pour sortir de leur huis clos et gagner l’attention commune
.
La fin de la vie privée
Cette porosité entre l’espace de la sociabilité et l’espace public se paie cependant du risque de voir des informations personnelles exposées au regard de tous. À la « surveillance institutionnelle » de l’État et des entreprises, autour de laquelle s’organise l’essentiel du débat sur les données personnelles, se superpose aujourd’hui une « surveillance interpersonnelle » d’un nouveau type. Avec la « démocratisation » des instruments d’observation que les plateformes relationnelles distribuent à leurs utilisateurs, le NewsFeed de Facebook étant sans conteste l’emblème de ce nouveau panoptisme horizontalisé, l’exposition de soi est un risque que l’on prend d’abord devant les proches, la famille, les collègues, les employeurs, les amant(e)s ou les voisins.
La prophétie deleuzienne du passage d’une société disciplinaire à une société de contrôle prend ici tout son sens, puisque, décentralisée et distribuée, la surveillance devient un contrôle que chacun ne cesse d’effectuer sur les autres et sur soi-même. Aussi, l’une des difficultés politiques des dénonciateurs de la société de surveillance est d’avoir aujourd’hui à tenir compte du fait que le contrôle politique ou marchand des
traces s’ancre de plus en plus profondément dans l’hubris curieuse des surveillés eux mêmes. Comment s’assurer en effet du soutien des citoyens pour dénoncer les risques de la surveillance institutionnelle lorsque ceux-ci, de façon délibérée et consciente, rendent eux-mêmes publiques des informations personnelles et développent une insatiable curiosité pour les informations livrées par les autres ?
En rendant beaucoup plus plastiques et poreuses les formes de prise de parole, Internet favorise la circulation des informations, tout en visant une plus grande « transparence » de nos sociétés. Il contribue à mettre en partage un ensemble de contenus jusqu’alors retenus par des barrières techniques, juridiques, institutionnelles ou commerciales. Mais cette libération des contenus qui bouleverse les frontières traditionnelles de l’économie de la connaissance et élargit l’espace de la critique en offrant de nouvelles sources à la vérification « citoyenne » est aussi inséparable d'une plus grande circulation des informations sur les individus. En effet, l’une des particularités des formes d’échange élargies sur Internet est que les personnes et les contenus sont de plus en plus attachés les uns aux autres et que ce sont justement ces attaches qui favorisent les effets de circulation, de partage et de diffusion. Même si, contrairement à certaines craintes, les informations personnelles rendues visibles sur Internet, loin de révéler l’intimité des personnes, sont plus souvent des mises en scène stratégiques, il est incontestable que l’espace public élargi de l’Internet est en lutte à la fois contre le secret des informations et contre l’invisibilité des personnes.
La totalité de l’article Vertus démocratiques de l’Internet de Dominique CARDON est consultable ICI
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