samedi 23 février 2013

Les quidams ont conquis Internet


Patrice Flichy, professeur de sociologie à l’université de Paris Est, membre du Laboratoire Techniques Territoires et Société (LATTS) s’est spécialisé dans la sociologie de l’innovation et la sociologie des techniques d’information et de communication.


Les quidams ont conquis Internet. Cent millions de blogs existent dans le monde. Cent millions de vidéos sont visibles sur YouTube. En France, Wikipédia réunit un million d'articles, et dix millions de blogs ont été créés. Un quart des internautes a déjà signé une pétition en ligne. Ces quelques chiffres illustrent un phénomène essentiel : le web contemporain est devenu le royaume des amateurs.

L'Internet de masse du début du XXIe siècle se distingue des médias qui se sont développés au siècle précédent pour cette raison essentielle : les amateurs y occupent le devant de la scène. Leurs productions ne sont plus marginales, comme l'ont été avant elles les fanzines, les radios libres et les télévisions communautaires : elles se trouvent aujourd'hui au coeur du dispositif de communication. Les amateurs n'ont pas de compétences précises ni de diplômes particuliers ; et pourtant, leur parole est devenue omniprésente, indispensable. L'objet de ce livre est de comprendre cette révolution. Car la montée en puissance des amateurs n'est pas un simple effet de mode, celle du web 2.0 qui sera bientôt remplacé par le web 3.0. De même que nous avons vécu depuis deux siècles une double démocratisation, à la fois politique et scolaire, de même nous entrons dans une nouvelle ère de démocratisation, celle des compétences.
À première vue, ces pratiques foisonnantes apparaissent comme une révolution de l'expertise. Grâce aux instruments fournis par l'informatique et par Internet, les nouveaux amateurs ont acquis des savoirs et des savoir-faire qui leur permettent de rivaliser avec les experts. On voit apparaître un nouveau type d'individu, le pro-am (pour «professionnel-amateur»). Celui-ci développe ses activités amateurs selon des standards professionnels ; il souhaite, dans le cadre de loisirs actifs, solitaires ou collectifs, reconquérir des pans entiers de l'activité sociale comme les arts, la science et la politique, qui sont traditionnellement dominés par les professionnels. Nous entrons ainsi dans une société de la connaissance où chacun peut accéder aux savoirs qu'il recherche et les mettre en pratique. Les observateurs les plus enthousiastes saluent la revanche des amateurs : ces derniers viennent défier les experts qui avaient tendance à abuser de leur savoir pour protéger leur prestige social et, plus largement, leur pouvoir. Aujourd'hui, grâce à l'«intelligence collective» fournie par le réseau, un simple amateur peut mobiliser des connaissances identiques à celle de l'expert. Les individus équipés des derniers outils informatiques peuvent se connecter pour constituer une «foule intelligente».

Patrice Flichy, Le sacre de l'amateur, Seuil, 2010

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