Dans ces derniers temps nous
avons entendu dire de mille manières différentes : « Copiez la nature ; ne
copiez que la nature. Il n’y a pas de plus grande jouissance ni de plus beau
triomphe qu’une copie excellente de la nature. » Et cette doctrine, ennemie de
l’art, prétendait être appliquée non seulement à la peinture, mais à tous les
arts, même au roman, même à la poésie. A ces doctrinaires si satisfaits de la
nature un homme imaginatif aurait certainement eu le droit de répondre : « Je
trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce
qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma
fantaisie à la trivialité positive. » Cependant il eût été plus philosophique
de demander aux doctrinaires en question, d’abord s’ils sont bien certains de
l’existence de la nature extérieure, ou, si cette question eût paru trop bien
faite pour réjouir leur causticité, s’ils sont bien sûrs de connaître toute la
nature, tout ce qui est contenu dans la nature. Un oui eût été la plus
fanfaronne et la plus extravagante des réponses. Autant que j’ai pu comprendre
ces singulières et avilissantes divagations, la doctrine voulait dire, je lui
fais l’honneur de croire qu’elle voulait dire : L’artiste, le vrai artiste, le
vrai poète, ne doit peindre que selon qu’il voit et qu’il sent. Il doit être
réellement fidèle à sa propre nature. Il doit éviter comme la mort d’emprunter
les yeux et les sentiments d’un autre homme, si grand qu’il soit ; car alors
les productions qu’il nous donnerait seraient, relativement à lui, des
mensonges, et non des réalités. Or, si les pédants dont je parle (il y a de
pédanterie même dans la bassesse), et qui ont des représentants partout, cette
théorie flattant également l’impuissance et la paresse, ne voulaient pas que la
chose fût entendue ainsi, croyons simplement qu’ils voulaient dire : « Nous
n’avons pas d’imagination, et nous décrétons que personne n’en aura. »
Mystérieuse
faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à toutes les autres ; elle
les excite, elle les envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au point
de se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-même, et
les hommes qu’elle n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais
quelle malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de
l’Evangile.
Elle
est l’analyse, elle est la synthèse ; et cependant des hommes habiles dans
l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés
d’imagination. Elle est cela, et elle n’est pas tout à fait cela. Elle est la
sensibilité, et pourtant il y a des personnes très sensibles, trop sensibles
peut-être, qui en sont privées. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le
sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au
commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la
création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on
ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde
nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a créé le monde (on peut
bien dire cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le
gouverne. Que dit-on d’un guerrier sans imagination ? Qu’il peut faire un
excellent soldat, mais que, s’il commande des armées, il ne fera pas de
conquêtes. Le cas peut se comparer à celui d’un poète ou d’un romancier qui
enlèverait à l’imagination le commandement des facultés pour le donner, par
exemple, à la connaissance de la langue ou à l’observation des faits. Que
dit-on d’un diplomate sans imagination ? Qu’il peut très bien connaître
l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais qu’il ne devinera
pas les traités et les alliances contenus dans l’avenir. D’un savant sans
imagination ? Qu’il a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait être
appris, mais qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées. L’imagination
est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est
positivement apparentée avec l’infini.
Sans
elle, toutes les facultés, si solides ou si aiguisées qu’elles soient, sont
comme si elles n’étaient pas, tandis que la faiblesse de quelques facultés
secondaires, excitées par une imagination vigoureuse, est un malheur
secondaire. Aucune ne peut se passer d’elle, et elle peut suppléer
quelques-unes. Souvent ce que celles-ci cherchent et ne trouvent qu’après les
essais successifs de plusieurs méthodes non adaptées à la nature des choses,
fièrement et simplement elle le devine. Enfin elle joue un rôle puissant même dans
la morale ; car, permettez-moi d’aller jusque-là, qu’est-ce que la vertu sans
imagination ? Autant dire la vertu sans la pitié, la vertu sans le ciel ;
quelque chose de dur, de cruel, de stérilisant, qui, dans certains pays, est
devenu la bigoterie, et dans certains autres le protestantisme.
Malgré
tous les magnifiques privilèges que j’attribue à l’imagination, je ne ferai pas
à vos lecteurs l’injure de leur expliquer que mieux elle est secourue et plus
elle est puissante, et, que ce qu’il y a de plus fort dans les batailles avec
l’idéal, c’est une belle imagination disposant d’un immense magasin
d’observations. Cependant, pour revenir à ce que je disais tout à l’heure
relativement à cette permission de suppléer que doit l’imagination à son
origine divine, je veux vous citer un exemple, un tout petit exemple, dont vous
ne ferez pas mépris, je l’espère. Croyez-vous que l’auteur d’Antony, du Comte
Hermann, de Monte-Cristo, soit un savant ? Non, n’est-ce pas ? Croyez-vous
qu’il soit versé dans la pratique des arts, qu’il en ait fait une étude
patiente ? Pas davantage. Cela serait même, je crois, antipathique à sa nature.
Eh bien, il est un exemple qui prouve que l’imagination, quoique non servie par
la pratique et la connaissance des termes techniques, ne peut pas proférer de
sottises hérétiques en une matière qui est, pour la plus grande partie, de son
ressort. Récemment je me trouvais dans un wagon, et je rêvais à l’article que
j’écris présentement ; je rêvais surtout à ce singulier renversement des choses
qui a permis, dans un siècle, il est vrai, où, pour le châtiment de l’homme,
tout lui a été permis, de mépriser la plus honorable et la plus utile des
facultés morales, quand je vis, traînant sur un coussin voisin, un numéro égaré
de l’Indépendance belge. Alexandre Dumas s’était chargé d’y faire le compte
rendu des ouvrages du Salon. La circonstance me commandait la curiosité. Vous
pouvez deviner quelle fut ma joie quand je vis mes rêveries pleinement
vérifiées par un exemple que me fournissait le hasard. Que cet homme, qui a
l’air de représenter la vitalité universelle, louât magnifiquement une époque
qui fut pleine de vie, que le créateur du drame romantique chantât, sur un ton
qui ne manquait pas de grandeur, je vous assure, le temps heureux où, à côté de
la nouvelle école littéraire, florissait la nouvelle école de peinture :
Delacroix, les Devéria, Boulanger, Poterlet, Bonington, etc., le beau sujet
d’étonnement ! direz-vous. C’est bien là son affaire ! Laudator temporis acti !
Mais qu’il louât spirituellement Delacroix, qu’il expliquât nettement le genre
de folie de ses adversaires, et qu’il allât plus loin même, jusqu’à montrer en
quoi péchaient les plus forts parmi les peintres de la plus récente célébrité ;
que lui, Alexandre Dumas, si abandonné, si coulant, montrât si bien, par
exemple, que Troyon n’a pas de génie et ce qui lui manque même pour simuler le
génie, dites-moi, mon cher ami, trouvez-vous cela aussi simple ? Tout cela,
sans doute, était écrit avec ce lâché dramatique dont il a pris l’habitude en
causant avec son innombrable auditoire ; mais cependant que de grâce et de
soudaineté dans l’expression du vrai ! Vous avez fait déjà ma conclusion : Si
Alexandre Dumas, qui n’est pas un savant, ne possédait pas heureusement une
riche imagination, il n’aurait dit que des sottises ; il a dit des choses
sensées et les a bien dites, parce que… (il faut bien achever) parce que
l’imagination, grâce à sa nature suppléante, contient l’esprit critique.
Il
reste, cependant, à mes contradicteurs une ressource, c’est d’affirmer
qu’Alexandre Dumas n’est pas l’auteur de son Salon. Mais cette insulte est si
vieille et cette ressource si banale qu’il faut l’abandonner aux amateurs de
friperie, aux faiseurs de courriers et de chroniques. S’ils ne l’ont pas déjà
ramassée, ils la ramasseront.
Nous
allons entrer plus intimement dans l’examen des fonctions de cette faculté
cardinale (sa richesse ne rappelle-t-elle pas des idées de pourpre ?). Je vous
raconterai simplement ce que j’ai appris de la bouche d’un maître homme, et, de
même qu’à cette époque je vérifiais, avec la joie d’un homme qui s’instruit,
ses préceptes si simples sur toutes les peintures qui tombaient sous mon
regard, nous pourrons les appliquer successivement, comme une pierre de touche,
sur quelques-uns de nos peintres.
Baudelaire, La Reine des Facultés, Salons de 1859
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire