mardi 11 juin 2013

Le songe d'Athalie



Prêtez-moi l'un et l'autre (2) une oreille attentive.
      Je ne veux point ici rappeler le passé,
Ni vous rendre raison du sang que j'ai versé.
Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru le devoir faire.
Je ne prends point pour juge un peuple téméraire.
Quoi que son insolence ait osé publier,
Le ciel même a pris soin de me justifier.
Sur d'éclatants succès ma puissance établie
A fait jusqu'aux deux mers (3) respecter Athalie.
Par moi Jérusalem goûte un calme profond.
Le Jourdain ne voit plus l'Arabe vagabond,
Ni l'altier Philistin, par d'éternels ravages,
Comme au temps de vos rois, désoler ses rivages;
Le Syrien me traite et de reine et de soeur.
Enfin de ma maison le perfide oppresseur,
Qui devait jusqu'à moi pousser sa barbarie,
Jéhu, le fier Jéhu, tremble dans Samarie (4).
De toutes parts pressé par un puissant voisin (5),
Que j'ai su soulever contre cet assassin,
Il me laisse en ces lieux souveraine maîtresse.
Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse;
Mais un trouble importun vient, depuis quelques jours,
De mes prospérités interrompre le cours.
Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe ?)
Entretient dans mon coeur un chagrin qui le ronge.
Je l'évite partout, partout il me poursuit.

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit.
Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée.
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté;
Même elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,
Pour réparer des ans l'irréparable outrage.
« Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi.
Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille ». En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser;
Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser.
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux (6).

Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée.
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté;
Même elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,
Pour réparer des ans l'irréparable outrage.
« Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi.
Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,Ma fille ». 
En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser;
Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser.
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux (6).
Abner
Grands Dieux !Athalie
Dans ce désordre à mes yeux se présente
Tels qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus.
Sa vue a ranimé mes esprits abattus.
Mais lorsque revenant de mon trouble funeste,
J'admirais sa douceur, son air noble et modeste,
J'ai senti tout à coup un homicide acier,
Que le traître en mon sein a plongé tout entier.
De tant d'objets divers le bizarre assemblage
Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage.
Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur,
Je l'ai pris pour l'effet d'une sombre vapeur (7).
Mais de ce souvenir mon âme possédée
A deux fois en dormant revu la même idée
Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.
Lasse enfin des horreurs dont j'étais poursuivie,
J'allais prier Baal de veiller sur ma vie,
Et chercher du repos au pied de ses autels.
Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortels ?
Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée,
Et d'apaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée :

J'ai cru que des présents calmeraient son courroux,
Que ce Dieu, quel qu'il soit, en deviendrait plus doux.
Pontife de Baal, excusez ma faiblesse.
J'entre : le peuple fuit, le sacrifice cesse.
Le grand prêtre vers moi s'avance avec fureur.
Pendant qu'il me parlait, ô surprise ! ô terreur !
J'ai vu ce même enfant dont je suis menacée,
Tel qu'un songe effrayant l'a peint à ma pensée.
Je l'ai vu : son même air, son même habit de lin,
Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin.
C'est lui-même. Il marchait à côté du grand prêtre;
Mais bientôt à ma vue on l'a fait disparaître.
Voilà quel trouble ici m'oblige à m'arrêter,
Et sur quoi j'ai voulu tous deux vous consulter.
 Que présage, Mathan, ce prodige incroyable ?
Mathan
Ce songe et ce rapport, tout me semble effroyable.
Athalie, Racine,1691


(2) Athalie s'adresse à Mathan et à Abner. Le premier est un apostat, sacrificateur de Baal, ennemi des juifs; le second est au contraire un fidèle de Joad (qui vient justement de lui annoncer un grand événement qui aura lieu avant la fin du jour — la révélation que Joas n'est pas son fils, comme il le croit, mais le dernier descendant de David, le roi des juifs).
(3) La mer Rouge et la Méditerranée (annotation de G. Truc, p. 191, n. 1).
(4) Selon Raymond Picard, Racine aurait « inenté de toutes pièces cette géographie des triomphes de la reine » (p. 892, n. 1). On comprend qu'Athalie a soumis ses voisins et son principal opposant, le général Jéhu, qui n'ose sortir de Samarie, capitale du Royaume d'Israël, à quelque cinquante kilomètres de Jérusalem. Celui-ci a fait assassiner les descendants d'Achab, dont Athalie est la seule survivante.
(5) Ce puissant voisin est « Hazaël, roi de Syrie » (annotation de G. Truc, p. 191, n. 2). Source : 2 Rois, 8 : 28.
(6) Dans sa préface de la pièce, Racine a présenté l'événement évoqué ici : « Jehu extermina toute la postérité d'Achab, et fit jetter par les fenêtres Jézabel, qui, selon la prédiction d'Élie, fut mangée des chiens dans la vigne de ce même Naboth, qu'elle avait fait mourir autrefois pour s'emparer de son héritage ». Source : 1 Rois, chap. 21, « La vigne de Naboth; conduite criminelle d'Achab et de sa femme Jézabel ». Ce récit comprend en particulier les prophéties suivantes de l'Éternel à Élie, sur Achab : « Au lieu même où les chiens ont léché le sang de Naboth, les chiens lécheront aussi ton propre sang » (21 : 19); sur Jézabel : « les chiens mangeront Jézabel près du rempart de Jizreel » (21 : 23). Ce dernier épisode se réalise en 2 Rois, 9 : 6-11, et surtout 30-37, « Jézabel précipitée d'une fenêtre à Jizreel ». Ce sont ces versets qui inspirent les images du songe d'Athalie : elle « mit du fard à ses yeux, se para la tête »; défenestrée, « il rejaillit de son sang sur la muraille et sur les chevaux »; plus tard, après le repas, « ils [les domestiques] allèrent pour l'enterrer, mais ne trouvèrent d'elle que le crâne, les pieds et les paumes des mains; ils retournèrent l'annoncer à Jéhu, qui dit : C'est ce qu'avait déclaré l'Éternel par son serviteur Élie, le Thischbite, en disant : Les chiens mangeront la chair de Jézabel dans le champ de Juzreel ».
(7) C'est l'explication la plus banale qui soit du songe également le plus trivial (non seulement le songe naturel, s'opposant aux phénomènes surnaturels, mais encore le songe de nature corporelle, sans même l'intervention de l'esprit ou de l'âme). Bref, il s'agit d'une manifestation strictement physiologique que les « vapeurs » des humeurs expriment en termes médicaux. On en trouve la même expression chez Jean Mairet et Pierre Corneille, formulée dans le songe de Pauline

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