ROLAND BARTHES (1915-1980),
Mythologies (1957), « Le monde où l’on catche », coll. « Points Essais ». ©
Éditions du Seuil.
Mythologies est un
ensemble de textes qui ont pour finalité de déchiffrer certains signes
illustratifs de la société française des années 1950. Dans « le monde où l’on
catche », Roland Barthes analyse les caractéristiques et le fonctionnement du
catch, ses significations et les attentes des spectateurs.
Il y a des gens qui croient que le catch est un sport ignoble.
Le catch n’est pas un sport, c’est un spectacle, et il n’est pas plus ignoble
d’assister à une représentation catchée de la Douleur qu’aux souffrances
d’Arnolphe ou d’Andromaque. Bien sûr, il existe un faux catch qui se joue à
grands frais avec les apparences inutiles d’un sport régulier; cela n’a aucun
intérêt. Le vrai catch, dit improprement catch d’amateurs, se joue dans des
salles de seconde zone, où le public s’accorde spontanément à la nature
spectaculaire du combat, comme fait le public d’un cinéma de banlieue. Ces
mêmes gens s’indignent ensuite de ce que le catch soit un sport truqué (ce qui,
d’ailleurs, devrait lui enlever de son ignominie). Le public se moque
complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison; il se
confie à la première vertu du spectacle, qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence: ce qui lui importe, ce
n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit
Il s’agit donc d’une véritable Comédie Humaine, où les nuances les
plus sociales de la passion (fatuité, bon droit, cruauté raffinée, sens du «
paiement ») rencontrent toujours par bonheur le signe le plus clair qui puisse
les recueillir, les exprimer et les porter triomphalement jusqu’aux confins de
la salle. On comprend qu’à ce degré, il n’importe plus que la passion soit
authentique ou non. Ce que le public réclame, c’est l’image de la passion, non
la passion elle-même. Il n’y a pas plus un problème de vérité au catch qu’au théâtre.
Ici comme là ce qu’on attend, c’est la figuration intelligible de situations
morales ordinairement secrètes. Cet évidement1 de l’intériorité au profit de ses signes extérieurs, cet
épuisement du contenu par la forme, c’est le principe même de l’art classique triomphant.
Le catch est une pantomime immédiate, infiniment plus efficace que la pantomime
théâtrale, car le geste du catcheur, un geste secret effectivement cruel
transgresserait les lois non écrites du catch et ne serait d’aucune efficacité
sociologique, comme un geste fou ou parasite. Au contraire, la souffrance
paraît infligée avec ampleur et conviction, car il faut que tout le monde
constate non seulement que l’homme souffre, mais encore et surtout comprenne pourquoi
il souffre. Ce que les catcheurs appellent une prise, c’est-à-dire une figure
quelconque qui permet d’immobiliser indéfiniment l’adversaire et de le tenir à
sa merci, a précisément pour fonction de préparer d’une façon conventionnelle, donc
intelligible, le spectacle de la souffrance, d’installer méthodiquement les
conditions de la souffrance : l’inertie du vaincu permet au vainqueur
(momentané) de s’établir dans sa cruauté et de transmettre au public cette
paresse terrifiante du tortionnaire qui est sûr de la suite de ses gestes :
frotter rudement le museau de l’adversaire impuissant ou racler sa colonne vertébrale
d’un poing profond et régulier, accomplir du moins la surface visuelle de ces
gestes, le catch est le seul sport à donner une image aussi extérieure de la torture.
Mais ici encore, seule l’image est dans le champ du jeu, et le spectateur ne
souhaite pas la souffrance réelle du combattant, il goûte seulement la
perfection d’une iconographie. Ce n’est pas vrai que le catch soit un spectacle
sadique : c’est seulement un spectacle intelligible.
Pour analyser le document
1. Retrouvez
dans le texte tout ce qui permet de définir et de caractériser le catch :
nature, déroulement, finalité, importance de la « forme ».
2. Malgré
de nombreuses analogies avec le théâtre, le catch est présenté comme différent.
Identifiez les analogies, puis expliquez les différences.
3. Quel
est l’intérêt du catch pour le public, selon l’auteur ? Est-il un sport ou un
spectacle ?
Les catcheurs Félix Micquet et “Taverne”
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