PASCAL DURET, Sociologie du sport (2008), chapitre II, coll. « Que sais-je ? ». © PUF.
Dans un extrait de l’essai Sociologie du sport,
Pascal Duret s’intéresse aux rapprochements possibles entre le spectacle
sportif et notre « expérience du monde ».
Le spectacle sportif offre l’image idéalisée et embellie qu’une société
souhaite se donner d’elle même. Mais il
renseigne aussi sur ce dont nous avons besoin pour réussir dans la vie à la
manière d’un drame caricatural (Bromberger, 19951). Par-delà les résultats des compétitions, il invite les
spectateurs à discuter de la légitimité des places obtenues. Ainsi le spectacle
sportif en dit-il long sur les modes de pensée et les mythes de nos
contemporains dans une société concurrentielle.
De quels ingrédients se compose la recette du succès quand on l’envisage
assis dans les gradins des stades ? Il faut incontestablement du mérite et
savoir tirer son épingle du jeu tout en restant, collectif, mais il faut aussi
de la chance, et si nécessaire un peu de roublardise.
Le spectacle sportif est d’abord une exaltation du talent. Mythe
de la juste concurrence entre égaux [Ehrenberg,
1991 (1)],
il sert de palliatif (2) symbolique
aux inégalités de la compétition scolaire puis professionnelle, en mettant en
scène une hiérarchie fondée sur le mérite. Quand nous assistons à une
compétition sportive, nous allons donc voir comment un ou des hommes
ordinaires, sans privilège de naissance, se distinguent des autres. Plus les
espaces sociaux résistant aux passe-droits (3) se font rares et plus le spectacle sportif
constitue une sorte d’espace pur, protégé d’un quotidien corrompu. On repère
aussi un lien tenace entre mérite individuel et mérite collectif. Le travail d’équipe
et la division du travail ont été intégrés par spectateurs et supporters comme
le disent les devises de nombreux clubs, du «
E pluribus unum » (« un à partir de plusieurs ») du Benfica
de Lisbonne au « You’Il never walk alone » (« Tu ne seras jamais seul ») de Liverpool.
Il faut du talent pour gagner un match (comme pour réussir sa
vie) ; mais le mérite n’est pas tout, comme le souligne encore C. Bromberger,
il faut aussi de la chance. En 1976, les Stéphanois avait perdu en finale de
Coupe d’Europe contre Munich à
cause des poteaux ; en 1998, la France se
qualifie en Coupe du monde contre l’Italie grâce
aux poteaux. Quand Aimé Jacquet, entraîneur
des tricolores champions du monde de football, ressent les vertiges de la
popularité, il se remémore : « Lorsque j’ai un petit moment d’égarement je
repense au tir au but de l’Italien Di Baggio sur la barre transversale. Et s’il
était finalement rentré ? Alors je me calme et je me dis : reste humble. » L’aléa (4) réintroduit une dimension essentielle du
spectacle sportif en offrant aussi une vision du monde où le destin, les
impondérables, les circonstances tiennent une place importante (en particulier
pour expliquer les défaites). Insolente dérision du mérite, les facteurs d’incertitudes
qui pèsent sur le match « façonnent un monde discutable et donc humainement pensable
» (Bromberger, 1995).
Mais quand le sort ou la malchance s’acharne, il reste toujours
le recours à la filouterie et à la tricherie dans une sorte de logique compensatoire
pour forcer un peu son destin. L’entorse à la règle se justifie par l’insistance
de l’infortune. C. Bromberger qui a longuement enquêté dans les clubs de
football italiens raconte que les supporters justifi ent les actions
litigieuses5 de
leurs champions en établissant des parallèles entre le cours de leurs
existences et les matchs auxquels ils assistent. « Le foot c’est comme dans la
vie, disait l’un d’eux, moi je n’ai pas eu de chance j’ai été cocu comme tout
le monde », mais il s’empressait d’ajouter « alors, j’ai pris des maîtresses »
! La filouterie n’est revendicable que si la malignité des autres en porte la
trace. En outre, les supporters se délectent de leur propre mauvaise foi. Quand
l’arbitre siffle une faute contre votre équipe, qu’elle soit justifiée ou non,
il vous vole ! Mais quand il siffle une faute en faveur de votre équipe, même
si elle est injuste, il ne fait que se racheter ! Tout jugement passe par un
double standard évaluatif : « Ils sont tricheurs quand nous, nous sommes
simplement malins. » Quand l’Argentin Diego Maradona (6) marqua de la main un but contre l’équipe d’Angleterre,
favorite du Mondial 1986, il s’en tint pour tout commentaire à réaffirmer : « L’important
c’est de marquer. » C’est « la main de dieu », ajoutèrent ses adulateurs pour qui
la réprobation envers la tricherie s’effaça bien vite. Ne resta que la
complicité admirative envers la ruse de leur héros populaire apte à se
débrouiller contre le système de règles en vigueur, comme l’homme du peuple
doit savoir se débrouiller contre le système social fait pour les puissants.
Le match de football incarne, comme l’a montré C. Bromberger, une
vision du monde à la fois cohérente et contradictoire. Il exalte une
compétition juste visant à consacrer par la compétition les meilleurs, mais il
souligne aussi le rôle de la chance et si besoin est, de la tricherie pour
parvenir au succès
Le spectacle sportif n’offre ni une scène parfaitement « pure » ni
totalement « juste », c’est parce qu’il est « imparfait », parfois même «
injuste », qu’il ressemble à notre expérience du monde lui aussi imparfait,
mais dans lequel il nous faut pourtant bien nous débrouiller.
Le succès du match tient dans « l’éventail des qualités dramatiques » qui s’y déploie. Dans le temps restreint de la partie, on passe du rire aux larmes, de la colère à la félicité, de l’inquiétude au soulagement, de l’indignation au désespoir, au point de « parcourir tout l’horizon symbolique de nos sociétés » (Bromberger, 1995).
Le succès du match tient dans « l’éventail des qualités dramatiques » qui s’y déploie. Dans le temps restreint de la partie, on passe du rire aux larmes, de la colère à la félicité, de l’inquiétude au soulagement, de l’indignation au désespoir, au point de « parcourir tout l’horizon symbolique de nos sociétés » (Bromberger, 1995).
Prendre parti pour « son » équipe est une condition nécessaire pour
vivre cette gamme d’émotions. La partisanerie, consubstantielle de la passion
du match, permet d’exister non seulement en spectateur mais tout autant en acteur
du drame incertain qui se joue. Tous les ingrédients sont là pour qu’il y ait
identification, c’est-à-dire passage du « ils » au « nous ». Pourquoi se mettre
en colère ou trembler quand l’arbitre siffle un penalty litigieux, si l’on se
moque éperdument du sort de l’équipe à qui l’injustice arrive ? L’impartialité
est une asthénie (7) de
l’émotion. Pour rendre compte de la fièvre qui s’empare des spectateurs, en
Italie, ils sont appelés « tifosis » (dérivé du mot « typhus » maladie
contagieuse caractérisée par une intense agitation nerveuse et corporelle).
1. Noms
des auteurs auxquels le sociologue emprunte une idée ou une théorie ou encore une citation.
2. Moyen
provisoire, remède qui soulage sans guérir.
3. Faveur
accordée contre le droit.
4. Le
hasard.
5. Qui
donnent lieu à contestation.
6. Très
célèbre joueur de football argentin né en 1960.
7. Affaiblissement.
Pour analyser le document
1. À
partir des paragraphes 1 à 5 (l. 1-71), récapitulez ce que révèle (et nécessite), pour les hommes et pour la société, le
spectacle sportif.
2. Expliquez
l’importance du mérite, de la chance et de la « roublardise » tels que les présente l’auteur du document.
3. Quelle
est la fonction des deux derniers paragraphes ? Qu’ajoutent-ils à ce qui a déjà été dit ?.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire