mardi 25 septembre 2012


Diffusion du sport dans la société française

Le développement du sport moderne en France a des origines diverses.  C’est dans la société victorienne que sont nés bon nombre de jeux de ballon, appelés à une renommée mondiale tels le football ou le rugby, de même que le rowing (l’aviron) ou leskating (le patinage). Le sport, découlant aussi d’autres traditions purement françaises (escrime, vélo) ou nord-européenne (gymnastique), est rapidement tombé « dans le filet des idéologies » comme l’a souligné Ronald Hubscher. D’abord apanage des élites, la pratique sportive gagne d’autres classes de la société française dans le dernier tiers du XIXème
 siècle, obéissant aux projets de promoteurs qui la mettent au service de desseins politiques comme le contrôle de la population ou sociaux comme l'hygiènisme. Parmi ces sports, le rugby connaît une diffusion et un enracinement au cheminement singulier.

D’abord pratiqué par des résidents anglais (d’où la création au Havre de la première équipe en 1872, Le Havre Athletic Club Rugby), le jeu gagne ensuite les parcs parisiens où les lycéens imitent les jeunes Britanniques et leurs jeux de ballon (fin des années 1870). Les premières structures rugbystiques naissent au sein d’un plus vaste mouvement de redécouverte du corps et de l’exercice physique après des décennies corsetées par l’austérité et la pudibonderie. C’est dans les clubs d’athlétisme, chers au baron de Coubertin et chapeautés par l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques, que les jeunes lycéens, donc essentiellement de jeunes bourgeois, s’adonnent à ce sport en parallèle avec d’autres. De ce temps date la pratique hivernale, alors que les temps plus cléments sont consacrés à la course à pied ou au vélo.

Après une première phase parisienne, le rugby a gagné l’Aquitaine. À partir de 1912, c’est à Bordeaux, premier foyer rugbystique des rives de la Garonne, qu’André Lhôte peint une première série d’œuvres sur le sport, où la balle ovale figure en bonne place.



André Lhôte, Partie de rugby (1912)

Le tableau s’organise selon une structure en triangle axée sur une verticale décalée sur la gauche. Il figure sept rugbymen qui s’affrontent pour la conquête du ballon. Il peut s’agir d’une touche, c’est-à-dire une phase codifiée de remise en jeu du ballon après que celui-ci est sorti du terrain, ou encore d’une lutte aérienne sur le coup de pied d’envoi. Seul à droite, un joueur se replace et observe cette lutte pour le ballon. Le cadrage ne permet pas de savoir de quel côté du terrain se passe la scène. L’une des équipes arbore un maillot brique rayé de blanc, l’autre un maillot à damier blanc, gris clair, jaune et vert olive. Les cols sont blancs, et les shorts unis ou bicolores. Ces tenues d’arlequin correspondent à la réalité de bon nombre d’équipes qui d’ailleurs mentionnent souvent ce personnage de la commedia dell’arte dans leur dénomination. Il s’agit bien d’un match en compétition comme l’indique le tableau de marque à l’arrière-plan. Ce dernier fait sans doute référence à l’origine britannique du jeu avec l’inscription « event », « événement », et la mention d’un score dont on ne peut dire s’il est celui des visiteurs ou de leurs adversaires. Certains joueurs sautent et tendent les mains vers le ballon pour le capter, d’autres sont au contact qui pour soutenir, qui pour se saisir du porteur lorsque celui-ci retombera en possession de la balle. La dimension collective est rendue avec fidélité puisqu’on perçoit clairement qu’un regroupement, une des phases spécifiques de ce jeu, aura lieu dès qu’une équipe aura conquis le ballon.

L’évolution de Lhôte au sein du mouvement cubiste lui permet une composition géométrique des corps enchevêtrés. Ils prennent leur élan pour « décrocher le ballon-soleil » suspendu en l’air, la balle ovale apparaissant presque ronde car une partie disparaît hors du cadre. L’artiste a abandonné le cubisme analytique développé un temps par ses maîtres pour se rapprocher du cubisme représentatif. Loin d’être éclatée et morcelée, la forme demeure ici cohérente. Dans cette réalisation transparaît toutefois ce qu’André Lhôte a appelé le « coup de foudre », c’est-à-dire l’impression – pour lui la fascination – qu’un mouvement exerce sur le spectateur. Sa fugacité justifie ainsi l’amputation d’une partie des corps et l’imprécision de certains visages sous leur coiffure caractéristique des années folles. Jouant sur la carrure de ces hommes bien découplés, l’artiste compose géométriquement avec les carrés et les rayures aux couleurs adoucies qui font écho au ciel nuageux gris et blanc. Aux figures à angle droit répondent les rondeurs fessières des athlètes révélées par les shorts qui descendent bas sur les cuisses. Ce tableau, très proche de celui conservé au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, peut être daté de 1920. Après la violence et l’horreur de l’épisode guerrier, il rend hommage à une jeunesse joueuse et vivante qui s’adonne au sport, phénomène en plein essor.

Démocratisation des sports collectifs, les facteurs de l’implantation rugbystique

Ce n’est pas un hasard si des artistes tels que Robert Delaunay, dont on connaît la célèbre toile L’Équipe de Cardiff, ou André Lhôte, se fondant sur des croquis pris sur le vif, s’intéressent au sport. Ces artistes ont de fait rendu compte d’un mouvement de fond du premier quart du XX
e siècle, marqué par la massification du sport. Dans le cadre de la République libérale, la loi de 1901 sur la liberté d’association a permis la multiplication, voire l’explosion des structures sportives. Les sports connaissent des caractères d’enracinement et de répartition différents selon les forces politiques et sociales qui les promeuvent. On sait par exemple le rôle des patronages catholiques dans l’extension de certains d’entre eux dans l’Hexagone. Le rugby a d’abord eu un épanouissement parisien et élitiste. Cette phase correspond aux deux dernières décennies du XIXe siècle et s’illustre dans la première finale du championnat de France qui, en 1892, opposa le Stade Français et le Racing Club de France. Ce jour-là, les enfants de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie sont majoritaires dans les deux équipes dont la confrontation est arbitrée par Pierre de Coubertin. Succédant à Paris, Bordeaux devient le centre de gravité de « l’ovalie ». Le Sporting Bordeaux Université Club enchaîne les titres nationaux à la Belle Époque. Puis elle gagne l’ensemble du bassin garonnais, comme l’atteste le titre conquis par le Stade toulousain en 1914, et se répand pratiquement dans toute l’Occitanie. Le jeu remonte ensuite la vallée du Rhône et d’autre part débouche en Auvergne et en Limousin.
Plusieurs facteurs expliquent la spécificité de cette diffusion. Les itinéraires personnels entrent en ligne de compte. Ce sont ceux des étudiants revenant de Paris où ils ont été initiés qui, de retour dans leur province, croisent la trajectoire des premiers entraîneurs – des Anglais, des Écossais, des Gallois – recrutés par les clubs. Les forces politiques et sociales cherchant à encadrer les Français se servent également des sports comme vecteurs de leur implantation. Dans le Sud-Ouest, l’aire du rugby correspond ainsi aux bastions du radicalisme. Sur ces terres, il est pratiqué par la petite et la moyenne paysannerie, une des bases électorales du parti incarnant le pouvoir sous la Troisième République. Ainsi s’est façonné ce « rugby des villages » caractéristique de la pratique française.

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