vendredi 7 septembre 2012

Pistorius, homme de demain ?


Pistorius, prototype de l’homme de demain ?
Par Robert Redeker

 Réservés aux athlètes handicapés, les Jeux paralympiques (dont la quatorzième édition se dérouler à Londres) sont noyées dans des considérations moralisantes et insipides A l’aune de ce discours caoutchouteux, cet article paru dans Le Jeudi (hebdo au Luxembourg), daté du 20-27 novembre 2008

  

Que vante-t-on dans le discours partout répété sur ces athlètes ? Avant tout : le travail accompli pour ressembler aux athlètes valides. Ceux-ci figurent la norme, si ce n’est l’idéal. Ils sont l’étoile dont le handicapé est invité à se rapprocher. Du coup, on refuse de saisir le handisport dans sa spécificité, on s’acharne à le représenter comme une doublure imparfaite du sport valide. Bien naïvement, on reprend un schème platonicien : le sport handicapé est le simulacre du sport en soi, le sport valide. Mieux : le sport handicapé est moins réel que son modèle, le sport valide – cette déficience de réalité explique le moindre intérêt journalistique pour les performances des Jeux Paralympiques et la substitution d’un discours idéologique vague sur les valeurs à l’information précise sur l’événement. Quand les Jeux olympiques valides sont l’occasion d’informer, les Jeux paralympiques sont l’occasion de dissertations fumeuses sur les valeurs. La description par les médias de ces Jeux paralympiques, leur propension à mettre en exergue la distance séparant ce « moins » (le sport pour handicapés) et le « plus » (la compétition pour valides) qui constitue selon eux la norme, correspond exactement à ce que Platon, dans La République, appelle le simulacre. Rien de plus assuré : en insistant sur le resserrement de l’écart entre les deux formes de jeux olympiques, les médias traitent le handisport comme un simulacre.
Sous son apparence bienveillante, affirmative, quasi paternaliste (les valides couvant d’un œil humide et d’un cœur attendri les efforts des handicapés pour leur ressembler), le discours dominant est en réalité une négation du handicap, de sa spécificité, de l’être-handicapé. D’abord – mais c’est la loi de l’idéologie sportive – on ne reconnaît pas la valeur de la faiblesse. On ne reconnaît pas non plus la faiblesse. Valeur et force de la faiblesse sont occultées. Le discours le plus courant sur le handisport exige au contraire que la faiblesse, au lieu d’exhiber sa propre force, autosuffisante, parodie la force des valides sous la forme du simulacre. Tout se passe comme si dans le sport pour handicapés la faiblesse n’avait pas sa place. La voilà niée, éradiquée en paroles, cachée – renvoyée au néant ! Le handicapé, doit être fort. Et s’il ne l’est pas ? On tonitrue alors  sur toutes les ondes : au moins, il doit posséder la volonté d’être, de devenir ou de redevenir, fort. Et s’il ne l’a pas, cette volonté ? Ces exigences ne sont-elles pas une pure et simple négation de ceux qui n’ont ni la force ni la volonté, de ceux qui ne veulent pas la volonté de force ?
En surface, le discours médiatique dominant exaltant le courage des handicapés devenus sportifs de haut niveau tient de la valorisation. Mais, comme ces discours se structurent sur le mode de la négation de la faiblesse et de l’obligation de ressembler à la force des valides,  ils stationnent de fait dans l’ordre du rejet. On n’accepte les sportifs handicapés que dans la mesure où ils cherchent à ressembler à des sportifs valides. Plus généralement, on ne trouve les handicapés sympathiques qu’à partir du moment où ils travaillent d’arrache-pied à  échapper à leur condition, La sympathie des médias, lorsqu’il est question des Jeux handisports, est en vérité une sympathie pour le contraire de ce que les handicapés sont : pour la force, pour la volonté, pour le désir de victoire, de triomphe. A l’opposé de cette propension à la négation, Pascal a écrit une « Prière à Dieu pour le bon usage des maladies » suggérant que la faiblesse, le handicap et la maladie sont aussi des expériences humaines dotées d’une valeur propre, reconnaissance niée par l’exaltation de la force paralympique. Bien loin de Pascal l’époque actuelle suppose qu’il n’y aucun bon usage de la faiblesse possible, qu’elle n’est pas anthropogène. C’est-à-dire : il n’y a de dignité que dans la force.
 Les médias passent à côté d’un autre trait, pourtant frappant, du handisport : ces êtres humains réparés, exhibant leurs prothèses, auxquels ont été ajoutés des pièces détachées dessinent en creux l’essence de l’homme du futur. Rien n’interdit de voir en eux des prototypes. La différence entre eux et nous autres, hommes et femmes valides, tient en ce point : nous vivons pour la plupart avec les organes qui nous ont été donnés par la nature à notre naissance, qui ont cru et qui dépérissent sous l’effet du vieillissement naturel, autrement dit notre unité corporelle est encore naturelle, quand les sportifs handicapés, comme ce fascinant sprinter aux deux demi-jambes artificielles Oscar Pistorius, vivent déjà dans une époque future, celle des hommes bricolés. Leur corps n’a plus l’unité de celui des valides. Ils sont déjà multiples. Leur unité corporelle est déjà très largement artificielle. Les biotechnologies prévoient la possibilité, dans un avenir proche, de remplacer assez facilement des pièces du corps humain, de même que l’univers des cellules-souches promet la possibilité de la régénération de certaines parties du corps humain. Le vieillissement sera combattu par ces deux moyens (prothèses et régénération) – identifions les handisportifs avec des  éclaireurs d’une forme de l’homme à venir. L’unité organique reçue à la naissance, que pour l’heure la plupart des humains ont en partage, ne sera plus alors que le souvenir d’un temps révolu.
 Le fatigant refrain sur l’effort, les valeurs, le courage qui, dans les médias, dans le personnel politique et l’opinion a pris la place d’une attention véritable aux jeux paralympiques a fonctionné sur le mode de l’idéologie : masquer la vérité. D’une part il témoigne d’un appauvrissement du regard sur l’homme en ignorant que le handicap peut mettre sur le chemin d’une expérience de l’humain interdite aux valides. Il ne faut pas sous-estimer cette ignorance dans la mesure où elle traduit une façon insidieuse de rejeter le handicap (et la faiblesse). Elle suppose cet adage : le monde des forts est le seul monde. D’autre part il empêche de formuler l’observation suivante : les Jeux pour handicapés revêtent une importance anthropologique plus grande que les Jeux pour valides, les champions handisports étant des pionniers. Un jour prochain, les valides seront comme les handicapés d’aujourd’hui : reconstruits, réparés, régénérés. Ils seront transis d’artifices. La portée véritable des Jeux handisports n’a pas été aperçue. Pourtant, Pistorius, vainqueur du 100 mètres pour handicapés, nous en dit beaucoup plus sur l’humanité que Bolt, vainqueur du 100 mètres pour valides.  

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