Pistorius,
prototype de l’homme de demain ?
Par Robert
Redeker
Réservés aux athlètes handicapés, les Jeux paralympiques
(dont la quatorzième édition se dérouler à Londres) sont noyées dans des considérations
moralisantes et insipides A l’aune de ce discours caoutchouteux, cet article paru dans Le Jeudi (hebdo au Luxembourg), daté du
20-27 novembre 2008
Que vante-t-on dans le discours
partout répété sur ces athlètes ? Avant tout : le travail accompli pour
ressembler aux athlètes valides. Ceux-ci figurent la norme, si ce n’est
l’idéal. Ils sont l’étoile dont le handicapé est invité à se rapprocher. Du
coup, on refuse de saisir le handisport dans sa spécificité, on s’acharne à le
représenter comme une doublure imparfaite du sport valide. Bien naïvement, on
reprend un schème platonicien : le sport handicapé est le simulacre du sport en
soi, le sport valide. Mieux : le sport handicapé est moins réel que son modèle,
le sport valide – cette déficience de réalité explique le moindre intérêt
journalistique pour les performances des Jeux Paralympiques et la substitution
d’un discours idéologique vague sur les valeurs à l’information précise sur
l’événement. Quand les Jeux olympiques valides sont l’occasion d’informer, les
Jeux paralympiques sont l’occasion de dissertations fumeuses sur les valeurs.
La description par les médias de ces Jeux paralympiques, leur propension à
mettre en exergue la distance séparant ce « moins » (le sport pour handicapés)
et le « plus » (la compétition pour valides) qui constitue selon eux la norme,
correspond exactement à ce que Platon, dans La République, appelle le
simulacre. Rien de plus assuré : en insistant sur le resserrement de l’écart
entre les deux formes de jeux olympiques, les médias traitent le handisport
comme un simulacre.
Sous son apparence bienveillante,
affirmative, quasi paternaliste (les valides couvant d’un œil humide et d’un
cœur attendri les efforts des handicapés pour leur ressembler), le discours
dominant est en réalité une négation du handicap, de sa spécificité, de
l’être-handicapé. D’abord – mais c’est la loi de l’idéologie sportive – on ne
reconnaît pas la valeur de la faiblesse. On ne reconnaît pas non plus la
faiblesse. Valeur et force de la faiblesse sont occultées. Le discours le plus
courant sur le handisport exige au contraire que la faiblesse, au lieu
d’exhiber sa propre force, autosuffisante, parodie la force des valides sous la
forme du simulacre. Tout se passe comme si dans le sport pour handicapés la
faiblesse n’avait pas sa place. La voilà niée, éradiquée en paroles, cachée –
renvoyée au néant ! Le handicapé, doit être fort. Et s’il ne l’est pas ? On
tonitrue alors sur toutes les ondes : au moins, il doit posséder la
volonté d’être, de devenir ou de redevenir, fort. Et s’il ne l’a pas, cette
volonté ? Ces exigences ne sont-elles pas une pure et simple négation de ceux
qui n’ont ni la force ni la volonté, de ceux qui ne veulent pas la volonté de
force ?
En surface, le discours médiatique
dominant exaltant le courage des handicapés devenus sportifs de haut niveau
tient de la valorisation. Mais, comme ces discours se structurent sur le mode
de la négation de la faiblesse et de l’obligation de ressembler à la force des
valides, ils stationnent de fait dans l’ordre du rejet. On n’accepte les
sportifs handicapés que dans la mesure où ils cherchent à ressembler à des
sportifs valides. Plus généralement, on ne trouve les handicapés sympathiques
qu’à partir du moment où ils travaillent d’arrache-pied à échapper à leur
condition, La sympathie des médias, lorsqu’il est question des Jeux
handisports, est en vérité une sympathie pour le contraire de ce que les
handicapés sont : pour la force, pour la volonté, pour le désir de victoire, de
triomphe. A l’opposé de cette propension à la négation, Pascal a écrit une «
Prière à Dieu pour le bon usage des maladies » suggérant que la faiblesse, le
handicap et la maladie sont aussi des expériences humaines dotées d’une valeur
propre, reconnaissance niée par l’exaltation de la force paralympique. Bien
loin de Pascal l’époque actuelle suppose qu’il n’y aucun bon usage de la
faiblesse possible, qu’elle n’est pas anthropogène. C’est-à-dire : il n’y a de
dignité que dans la force.
Les médias passent à côté d’un autre trait,
pourtant frappant, du handisport : ces êtres humains réparés, exhibant leurs
prothèses, auxquels ont été ajoutés des pièces détachées dessinent en creux
l’essence de l’homme du futur. Rien n’interdit de voir en eux des prototypes.
La différence entre eux et nous autres, hommes et femmes valides, tient en ce
point : nous vivons pour la plupart avec les organes qui nous ont été donnés
par la nature à notre naissance, qui ont cru et qui dépérissent sous l’effet du
vieillissement naturel, autrement dit notre unité corporelle est encore
naturelle, quand les sportifs handicapés, comme ce fascinant sprinter aux deux
demi-jambes artificielles Oscar Pistorius, vivent déjà dans une époque future,
celle des hommes bricolés. Leur corps n’a plus l’unité de celui des valides.
Ils sont déjà multiples. Leur unité corporelle est déjà très largement
artificielle. Les biotechnologies prévoient la possibilité, dans un avenir
proche, de remplacer assez facilement des pièces du corps humain, de même que
l’univers des cellules-souches promet la possibilité de la régénération de certaines
parties du corps humain. Le vieillissement sera combattu par ces deux moyens
(prothèses et régénération) – identifions les handisportifs avec des
éclaireurs d’une forme de l’homme à venir. L’unité organique reçue à la
naissance, que pour l’heure la plupart des humains ont en partage, ne sera plus
alors que le souvenir d’un temps révolu.
Le fatigant refrain sur l’effort, les valeurs,
le courage qui, dans les médias, dans le personnel politique et l’opinion a
pris la place d’une attention véritable aux jeux paralympiques a fonctionné sur
le mode de l’idéologie : masquer la vérité. D’une part il témoigne d’un
appauvrissement du regard sur l’homme en ignorant que le handicap peut mettre
sur le chemin d’une expérience de l’humain interdite aux valides. Il ne faut
pas sous-estimer cette ignorance dans la mesure où elle traduit une façon
insidieuse de rejeter le handicap (et la faiblesse). Elle suppose cet adage :
le monde des forts est le seul monde. D’autre part il empêche de formuler
l’observation suivante : les Jeux pour handicapés revêtent une importance
anthropologique plus grande que les Jeux pour valides, les champions
handisports étant des pionniers. Un jour prochain, les valides seront comme les
handicapés d’aujourd’hui : reconstruits, réparés, régénérés. Ils seront transis
d’artifices. La portée véritable des Jeux handisports n’a pas été aperçue.
Pourtant, Pistorius, vainqueur du 100 mètres pour handicapés, nous en dit
beaucoup plus sur l’humanité que Bolt, vainqueur du 100 mètres pour valides.
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