Vous ferez une synthèse objective à partir des documents joints qui traitent des cafés en différents lieux et temps.
Document 1: Jean Chardin Voyage en Perse, 1686
Document 2: Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1781..
Document 3: Joris-Karl Huysmans, Les Habitués de café, 1889, réédité chez Séquences, 1992, p. 23-27.
Document 4: Maurice Achard, Les Nouvelles Littéraires, n°2599, semaine du 25 août au 1er septembre 1977.
Document 1 :
Comme je n'ai point encore parlé des maisons où l'on va boire le café en Perse, je dirai comment elles sont faites. Ces maisons, qui sont de grands salons spacieux et élevés, de différentes figures, sont d'ordinaire les plus beaux endroits des villes, parce que ce sont les rendez-vous et les lieux de divertissement des habitants. Il y en a plusieurs où l'on voit des bassins d'eau au milieu, surtout dans les grandes villes. Ces salons ont à l'entour des estrades ou corridors d'environ trois pieds de haut, et trois à quatre pieds de profondeur, plus ou moins selon la grandeur du lieu, faits de maçonnerie ou de charpente, pour s'asseoir dessus à la manière orientale. On les ouvre dès le point du jour, et c'est alors et vers le soir qu'il y a le plus de compagnie. On y boit le café, fort proprement servi, fort vite, et avec grand respect. On y fait conversation, car c'est là où l'on débite les nouvelles, et où les politiques critiquent le gouvernement en toute liberté, et sans être inquiétés, le gouvernement ne se mettant pas en peine de ce que le monde dit. On y joue à ces jeux innocents dont j'ai parlé, qui ressemblent au damier, à la marelle et aux échecs; et outre cela, il y a des récits en vers ou en prose, que des mollahs 2, ou des derviches 3, ou des poètes font tour à tour. Les discours des mollahs ou des derviches sont des leçons de morale, et comme nos sermons; mais ce n'est point un scandale de n'y être point attentif. On n'oblige personne à quitter son jeu ou sa conversation pour cela. Un mollah se met debout et commence à prêcher à haute voix, ou bien un derviche entre tout d'un coup et apostrophe la compagnie sur la vanité du monde, de ses biens et de ses honneurs. Il y arrive souvent que deux ou trois personnes parlent en même temps, l'une à un bout, l'autre à l'autre, et quelquefois l'un sera un prédicateur, et l'autre un faiseur de contes; enfin, il y a là-dessus la plus grande liberté du monde. L'homme sérieux n'oserait rien dire au plaisant, chacun fait sa harangue et écoute qui veut. Les discours finissent d'ordinaire en disant: c'est assez prêché, allez, au nom de Dieu, faire vos affaires. Puis ceux qui ont fait de tels discours demandent quelque chose aux assistants; ce qu'ils font fort modestement et sans importunité, car s'ils en usaient autrement, le maître du cahué ne les laisserait plus entrer; ainsi donne qui veut... »
Jean Chardin Voyage en Perse, 1686
1. Jean Chardin: voyageur français (1643-1713) qui a relaté un voyage en Perse.
2. Mollah: dans les pays musulmans, titre donné à ceux qui exercent des fonctions juridiques ou religieuses.
3. Derviche: religieux musulman.
Document 2 :
Le texte ci-dessous dresse un tableau du café parisien à la fin du XVIIIè siècle
On compte six à sept cents cafés; c'est le refuge ordinaire des oisifs et l'asile des indigents. Ils s'y chauffent l'hiver pour épargner le bois chez eux. Dans quelques-uns de ces cafés, on tient bureau académique'; on y juge les auteurs, les pièces de théâtre; on y assigne leur rang et leur valeur; et les poètes y vont débuter, y font ordinairement plus de bruit, ainsi que ceux qui, chassés de la carrière par les sifflets, deviennent ordinairement satiriques; car le plus impitoyable des critiques est toujours un auteur méprisé.
Tel homme arrive au café vers les dix heures du matin, pour n'en sortir qu'à onze heures du soir; il dîne avec une tasse de café au lait, et soupe avec une bavaroise2: le sot riche en rit, au lieu de lui offrir sa table.
Il n'est plus décent de séjourner au café, parce que cela annonce une disette de connaissance, et un vide absolu dans la fréquentation de la bonne société.
Nos ancêtres allaient au cabaret, et l'on prétend qu'ils y maintenaient leur belle humeur: nous n'osons plus guère aller au café; et l'eau noire qu'on y boit est plus malfaisante que le vin généreux dont nos pères s'enivraient: la tristesse et la causticité3 règnent dans ces salons de glaces, et le ton chagrin s'y manifeste de toute part: est-ce la nouvelle boisson qui a opéré cette différence ?
On courtise les cafetières: toujours environnées d'hommes, il leur faut un plus haut degré de vertu pour résister aux tentations fréquentes qui les sollicitent. Elles sont toutes fort coquettes; mais la coquetterie semble un attribut indispensable à leur métier.
Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1781.
1. Académique: au sens d'«académie», c'est-à-dire, assemblée de savants, d'auteurs et d'artistes qui se réunissaient pour traiter de questions propres à leurs domaines.
2. Bavaroise: au XVIII- siècle, infusion de thé mêlée à du sirop.
3. Causticité: esprit mordant.
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Document 3
Les uns fréquentent régulièrement tel café, afin d'entretenir une clientèle qui s'y désaltère, d'amorcer des commandes ou d'apprêter avec d'autres habitués quelques-uns de ces spécieux larcins que la langue commerciale qualifie de « bonnes affaires ».
Les autres y vont pour satisfaire leur passion du jeu, poussent sur le pré tondu d'un billard de bruyantes billes, remuent d'aigres dominos, de fracassants jackets, ou graissent, en se disputant, de silencieuses cartes.
D'autres fuient dans ces réunions les maussaderies d'un ménage où le dîner n'est jamais prêt, où la femme bougonne au-dessus d'un enfant qui crie.
D'autres viennent simplement pour s'ingurgiter les contenus variés de nombreux verres.
D'autres encore recherchent des personnes résignées sur lesquelles ils puissent déverser les bavardages politiques dont ils sont pleins.
D'autres enfin, célibataires, ne veulent point dépenser chez eux de l'huile, du charbon, un journal, et ils réalisent d'incertaines économies, en s'éternisant devant une consommation, à la saveur épuisée par des carafes d'eau.
Qui ne les connaît, ces habitués ? Dans des livrées de café diverses, ce sont, plus ou moins riches, mais d'une intelligence de cerveau semblable, les mêmes magasiniers échappés pour une heure ou deux de leurs boutiques, les mêmes négociants assermentés des estaminets voisins des boulevards, les mêmes courtiers ramassant d'analogues affaires derrière la Bourse, les mêmes journalistes en quête d'articles, les mêmes bohèmes à l'affût de crédit, les mêmes employés gorgés de plaintes; tous se cherchent dans la fumée en clignant les yeux, et le garçon qu'ils hèlent par son prénom s'enfuit. Une fois installés, ils fument, crachent entre leurs jambes, échangent des aperçus sans nouveauté entre deux parties de cartes. Une certaine cordialité défiante se décèle entre gens d'un métier pareil; une sorte de politesse commerciale réglemente ce débraillé d'hommes, à l'aise, loin des femmes. Les coulissiers s'exceptent pourtant; pendant la Bourse, ils entrent dans leurs cafés, ne disent ni bonjour, ni bonsoir, ne se saluent même pas, causent à la cantonade1, boivent une gorgée de boue verte2 et, sans même toucher de la main à leur chapeau, se bousculent et sortent sans fermer les portes.
L’attrait que le café exerce sur ce genre d'habitués s'explique, car il est composé de desseins en jeu, de besoin de lucre3, de repos aviné, de joies bêtes. Mais en sus de ces habitués dont la psychologie est enfantine et dont la culture d'esprit est nulle, il en est d'autres sur lesquels l'influence despotique du café agit: des habitués riches ou de vie large, célibataires invaincus sans ménage à fuir, gens sobres exécrant le jeu, ne parlant point, lisant les journaux à peine. Ceux-là sont les amateurs désintéressés, les habitués qui aiment le café, en dehors de toute préoccupation, en dehors de tout profit, pour lui-même.
Cette clientèle se recrute parmi de vieilles gens, surtout parmi des savants et des artistes, voire même parmi des prêtres. Forcément les excentriques et les maniaques abondent dans cette petite caste d'individus réunis et s'isolant dans une passion unique. À les observer, ces habitués se regardent en dessous, sans désir de se connaître, mais ils ont la provisoire bienveillance des complices.
Joris-Karl Huysmans, Les Habitués de café, 1889, réédité chez Séquences, 1992, p. 23-27.
1. Cantonade: en ne s'adressant à personne en particulier.
2. Boue verte: désigne ici la liqueur d'absinthe.
3. Lucre: goût du gain, du profit.
Document 4
La pause-café s’appelle maintenant un express et les bistrots des villes brassent du monde pressé. Bien serré, aux heures délavées du matin. Brasseries qui se ressemblent toutes, avec leur zinc qui reflète d’abord les levers de néons sur des horizons fermés, puis des couchers de solitudes sur des nuits noires, sans horizon du tout. Elles se ressemblent, avec leurs baies vitrées, flanquées de deux portes au moins, sortes de vitrines exposant tables, chaises, « flipper » et « juke-box » ; les clients ont l’anonymat de figurants. Ces tables tirent souvent sur le jaune et sont lisses comme du formica, rondes ou rectangulaires. Carrées aussi. Les chaises sont amorties d’un coussin rouge en plastique intégré. Les banquettes, au fond, créent toujours quelques politesses qui n’en finissent pas de déranger les tables pour laisser passer quelqu’un qui, en se faufilant, renversera bien quelque chose. Ces banquettes rappellent celles des compartiments 2e classe de la SNCF, et l’on voyage dans son verre.
On parle beaucoup, dans ces lieux. Concert de mots qui seraient le paroles abstraites d’une petite musique moderne de la ville. Brouhaha aussi vague que ces mots. « Deux express, un demi. » « Merci. » « Monsieur ? » « Salut les enfants ! », ces expressions tirent leur épingle du jeu parce qu’elles sont dites à haute voix par le garçon ou le patron, ou par un habitué s’adressant aux deux autres. Le reste est une succession de phrases qui n’ont rien à voir ensemble, que l’on reçoit puis perd au fur et à mesure de sa progression le long du zinc ou de sa traversée de la terrasse intérieure, en quête d’une place ou d’un visage. C’est comme si le son de la petite musique était constamment monté puis baissé. Cela peut donner : « Tu as regardé hier soir … » « Tu sais, celle qui travaille avec… » « J’ai vu des chaussures rue… » « Tu cherches toujours un …» « T’es où maintenant… » « Oui » « Non, non » « Si » etc. Puis lorsqu’on a trouvé une place debout au bar ou une table libre, on comprend plus distinctement les échanges qui, bien « entendus » sont différents selon les heures et les lieux.
Au petit matin, souvent, quelques lignes de la une du Parisien libéré forment un début de dialogue. Un homme souffle, à voix demi-élevée et à son compagnon, ce qu’il vient de lire…
Maurice Achard, Les Nouvelles Littéraires, n°2599, semaine du 25 août au 1er septembre 1977.
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